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François Ruffin : « L’enjeu est de sortir les gens de la résignation »
Article mis en ligne le 25 mai 2018

Reporterre — Comment analysez-vous la situation politique, le mouvement social en ce printemps 2018 ?

François Ruffin — Macron a été élu il y a seulement un an. Et, au bout d’un an, on en est déjà là ! Dans le cas de Hollande, il a fallu quatre ans pour que se produise un vrai mouvement social autour de la loi El Khomri et de Nuit debout. Il y a donc quelque chose qui se produit rapidement. Après, Macron tape fort, et va sur plusieurs secteurs : la fac, les lycéens, la loi Travail numéro 2, les cheminots…

Peut-on parler de « convergence des luttes » ? Au fond, aujourd’hui, on a peu de secteurs qui sont vraiment en lutte. En revanche, le concept de « convergence des causes » me paraît bien plus intéressant. Parce qu’il y a aujourd’hui des tas de causes qui ne sont pas en lutte.

Il y a aussi une mobilisation peu visible sur les violences policières et les banlieues, qui propose de parler d’alliance plutôt que de convergence. Le mot serait-il plus juste ?

Oui. Et surtout, tout cela se joue dans la durée. Pour moi, le projet est de réduire un premier divorce de classe entre la classe intermédiaire et les classes populaires. C’est ce qu’Emmanuel Todd appelle le « divorce des deux corps sociologiques de la gauche ». En gros, les profs et les prolos. Il faut trouver le moyen de les allier soit dans les urnes, soit dans la rue.

En 1789, le Tiers État était représenté à l’Assemblée par des propriétaires terriens et par des petits avocats, Robespierre, Danton… C’était la petite bourgeoisie intellectuelle. Et ils se sont appuyés sur les classes populaires des villes et des campagnes. En 1936, le Front populaire regroupait des intellos opposés aux fascismes, et les classes populaires qui voulaient les quarante heures et les congés payés. Tous les grands moments de la gauche sont des moments qui parviennent à cette alliance.

Aujourd’hui s’ajoute un deuxième divorce, celui entre les classes populaires blanches des campagnes et les classes populaires d’origine immigrée des banlieues. Dans mon élection, j’ai réussi à opérer une première jonction entre la petite bourgeoisie et les classes populaires. Entre les quartiers et les campagnes, cela reste à faire.

Mais dès qu’on pose les questions en termes cultuel et culturel, il y a un risque de division. Alors que si l’on pose les questions en termes économique et social, on rassemble. Mon objectif est de replacer le débat sur ce terrain, car il y a, par exemple, des intérêts convergents entre les femmes de ménage d’origine immigrée et les auxiliaires de vie sociale dans les campagnes. (...)

même si, avec la manifestation du 5 mai [la « fête à Macron], on a réussi un joli coup. Le mouvement social est un château de sable. Tu le construis et tu as la mer qui revient et qui le balaye. Alors il faut remettre les gens côte à côte et il faut reconstruire. C’est épuisant. Tandis que Macron, il a les médias quasiment automatiquement avec lui. Il a ses copains millionnaires. Il a des leviers pour imposer sa politique. Nous, on n’a plus le Parti communiste des années 1970 ni la CGT des années 1960-1970. Ils appuyaient sur un bouton et boum ! cela se déclenchait. L’ appareil de la France insoumise est encore en construction.

Donc, on n’a plus les structures sociales pour mobiliser les gens ?

Non. C’est pour cela que le pari qu’on a fait le 5 mai était de mobiliser au-delà des gens en lutte. Car il y a quelque chose de plus massif et de plus explosif, c’est le désir d’autre chose qu’ont les gens. (...)

Les classes populaires semblent apathiques.

Pendant ma campagne, je disais : « Mon adversaire, c’est la finance, mais c’est surtout l’indifférence ! » Comment sortir les gens de la résignation, du sentiment d’impuissance, de ne plus avoir de prise sur notre destin commun ? Les gens ont déjà du mal à avoir prise sur leur destin individuel. Donc, quand tu leur demandes de penser au destin de la Nation… Ma bagarre quotidienne est une bagarre contre le découragement. Le principal acquis de mon élection, c’est que les gens ont eu le sentiment qu’on pouvait battre une fatalité, celle de la vague Macron. Elle s’est renversée en un point et en un dimanche. C’est tout ! La question, c’est ça. Comment donner aux gens le sentiment qu’ils peuvent faire quelque chose ?

Le 5 mai, les gens ont-ils pu avoir ce sentiment ?

J’ai rencontré des gens pour qui c’était la première manifestation. De ce point de vue, cela a fonctionné. Maintenant, il ne faut pas s’illusionner. C’était une belle manif, on atteignait les 100.000 personnes. Mais ce n’est pas suffisant pour la création du rapport de force. Cela a redonné la pêche à plein de gens qui sont repartis avec de l’envie !

J’ai eu une discussion avec Philippe Martinez, de la CGT. Il a dit : « Ce dont on a besoin, ce n’est pas d’argent, c’est de mots ! » Comment fait-on pour que ceux qui mènent une lutte ne se sentent pas isolés ? Il y a besoin de mots de journalistes, d’intellectuels, d’artistes, de chanteurs, de politiques qui viennent dire « Vous n’êtes pas seuls. » Le verbe a une vraie fonction. (...)

Vous préparez la manifestation 26 mai. Qu’en attendez-vous ?

Ce sera un moment historique. Un moment où, pour la première fois depuis des décennies — en 1906, la Charte d’Amiens avait théorisé la séparation des syndicats et des partis politiques —, des syndicats acceptent de manifester avec les partis politiques. À la Charte d’Amiens s’ajoute l’expérience traumatisante pour la CGT de l’alliance avec le Parti communiste. La CGT a failli s’affaisser en même temps que le Parti communiste, avec qui elle avait été trop liée. Il y a un lien à retrouver entre syndicats et politiques. Il faut des moments où les cloisons tombent. C’est en cela que le 26 mai sera historique, parce que la CGT accepte de défiler avec des partis.

Notre-Dame-des-Landes semble être à part du mouvement social. Vous en parlez très peu. Qu’est-ce que cela représente pour vous ?

Plein de gens ont le désir d’autre chose. Notre-Dame-des-Landes est un lieu où les gens concrétisent cela. Ils sont passés aux actes concrets en matière de terres, de logement, de relations.

Sur ce sujet, je fais le parallèle avec les « Paradise Papers » : on n’a pas vu un déploiement de CRS dans les beaux quartiers de Paris ou d’interventions de gendarmes dans les assemblées d’actionnaires. Macron et son gouvernement n’ont pas prononcé un seul mot sur la question de l’évasion fiscale. Et cela fait trente ans que cela dure alors qu’il s’agit de dizaines de milliards d’euros ! Qu’est-ce qui menace le plus la République ? Les gens qui pratiquent l’évasion fiscale ou ceux qui veulent avoir un pain différent à Notre-Dame-des-Landes ?

Il y a dans la politique de Macron comme un fonctionnalisme. C’est vide de valeurs. Les étudiants doivent aller étudier pour remplir une fonction ensuite dans la société. Le rail, on ne te demande pas à quoi il doit vraiment servir, mais seulement qu’il doit y avoir de la concurrence. C’est de l’économisme étroit.(...)