
Des émissions de divertissement à l’actualité médiatique en passant par les discours politiques, le recours à l’émotion est devenu l’une des figures imposées de la vie publique. Si les émotions, positives ou négatives, enrichissent l’existence, cette forme d’expression peut poser de redoutables défis à la démocratie lorsqu’elle se fait envahissante et tend à remplacer l’analyse.
Il en est de la démocratie comme des grenouilles. Une grenouille jetée dans une bassine d’eau bouillante s’en extrait d’un bond ; la même, placée dans un bain d’eau froide sous lequel le feu couve, se laisse cuire insensiblement. De multiples phénomènes se conjuguent pour « cuire » insidieusement les démocraties, à rebours de l’effet que produit un coup d’Etat avec ses militaires et ses arrestations d’opposants sur fond de Sambre-et-Meuse tournant en boucle à la radio. Tel l’innocent frémissement d’une eau qui bout, les dégâts occasionnés n’apparaissent jamais qu’au fil d’une juxtaposition dédramatisante. Les combustibles qui alimentent le feu sous la marmite ont été abondamment décrits ici et là (1). On s’est, en revanche, assez peu arrêté sur le rôle que joue l’invasion de l’espace social par l’émotion. Les médias y contribuent abondamment, sans qu’on mesure toujours ce que ce phénomène peut avoir de destructeur pour la démocratie et la capacité de penser.
Il suffit de taper « l’émotion est grande » sur un moteur de recherche pour voir défiler une infinité de nouvelles, du banal fait divers aux attentats qui ont récemment ensanglanté l’actualité de Beyrouth à Ouagadougou. Ainsi, « l’émotion est grande » dans le monde après les crimes du 13 novembre dans la capitale française (...)
On pourrait prolonger à l’infini une liste d’exemples qui ne traduit aucune hiérarchie autre que celle du ressenti réel ou supposé des populations et de ceux qui les observent. Les médias ne sont pas seuls à jouer de l’accordéon émotionnel. Les responsables politiques s’y adonnent également, notamment lorsqu’il s’agit de masquer leur impuissance ou de justifier, comme si elles relevaient de la fatalité, les mesures qu’ils s’apprêtent à prendre. Il en est ainsi en matière migratoire, où la précaution compassionnelle est de mise avant de se lancer dans l’explication alambiquée de l’impuissance européenne. (...)
devant les maires de France, le 18 novembre 2015, le président François Hollande eut un lapsus révélateur : il évoqua « les attentats qui ont ensangloté la France ».
Foules mutiques des marches blanches
Paravent de l’impuissance ou de la lâcheté politique, le recours à l’émotion peut avoir des conséquences dramatiques immédiates. Ainsi, l’avocat de M. Loïc Sécher, Me Eric Dupont-Moretti, a qualifié de « fiasco dû à la dictature de l’émotion » l’erreur judiciaire dont a été victime son client. Ouvrier agricole, M. Sécher avait été accusé de viol par une adolescente. Après des années d’emprisonnement, il s’est finalement vu innocenter par le témoignage de celle-ci, devenue majeure, qui a reconnu avoir tout inventé. Comme dans l’affaire d’Outreau, la justice a rencontré les plus grandes difficultés à revenir sur une décision erronée, prise sous l’empire de récits aussi imaginaires que spectaculaires et du souci, bien légitime, de protéger des mineurs de mauvais traitements. Les simplifications médiatiques, le culte du « temps réel », les réseaux sociaux n’encouragent pas la sérénité dans ces affaires délicates.
Au-delà de la simple sortie de route politico-médiatique, l’émotion devient l’un des ressorts majeurs de l’expression sociale et du décryptage des événements. (...)
L’un des symboles les plus visibles de l’invasion de l’espace public par l’émotion est le phénomène grandissant des marches blanches. La plupart du temps spontanées, celles-ci rassemblent, à la suite d’un accident ou d’un crime particulièrement odieux, des foules parfois immenses à l’échelle des villes et des villages où elles se déroulent. (...)
Aucun slogan, aucune revendication ne les accompagne. Des foules délibérément mutiques s’ébranlent, plaçant souvent en tête de cortège des enfants, symboles d’innocence et de foi dans l’avenir, portant parfois des bougies. Le philosophe Christophe Godin y voit l’expression d’une « crise de société » caractérisée par l’« empire des émotions » auquel « cette pratique donne un écho considérable » (4). Ces processions des temps nouveaux sont à rapprocher de la valorisation omniprésente de la figure de la victime, parée de toutes les vertus et à laquelle on rend un hommage absolu, sans s’interroger, par un processus d’empathie. (...)
L’émotion pose un redoutable défi à la démocratie, car il s’agit, par nature, d’un phénomène qui place le citoyen en position passive. Il réagit au lieu d’agir. Il s’en remet à son ressenti plus qu’à sa raison. Ce sont les événements qui le motivent, pas sa pensée. Les marches blanches n’ont aucune conséquence pratique : la justice demeure sans moyens, la société continue de se décomposer. D’ailleurs, on n’a encore répertorié aucune marche blanche pour le suicide d’un chômeur ou l’assassinat d’un inspecteur du travail. (...)
A la « stratégie du choc (8) » décryptée par Naomi Klein, faut-il ajouter une « stratégie de l’émotion » ? La classe dirigeante s’en servirait pour dépolitiser les débats et pour maintenir les citoyens dans la position d’enfants dominés par leurs affects. L’émotion abolit la distance entre le sujet et l’objet ; elle empêche le recul nécessaire à la pensée ; elle prive le citoyen du temps de la réflexion et du débat. (...)
La valorisation de l’émotion constitue ainsi un terreau favorable aux embrigadements guerriers des philosophes médiatiques toujours prêts à soutenir une guerre « humanitaire », à l’instar d’un Bernard- Henri Lévy dans l’expédition de Libye en 2011. Mais aussi un terreau plus quotidiennement favorable aux mécaniques du storytelling (9) et aux fausses évidences du populisme. (...)
Mais la marche blanche vient aussi combler un vide laissé par les formes collectives d’action, comme le syndicalisme ou le militantisme politique. Il n’est sans doute pas anodin, d’ailleurs, que le phénomène soit né en Belgique, aux grandes heures de la décomposition de l’Etat central, et qu’il se soit particulièrement développé dans le nord de la France, où la désindustrialisation a eu des conséquences dévastatrices sur le tissu social. Face aux souffrances et à la crainte de l’avenir, l’émotion réhumanise ; elle s’oppose au cynisme. Elle fait aussi du bien. Elle soulage d’autant plus qu’elle est partagée, comme lors d’une cérémonie aux Invalides. Elle conjure brièvement le sentiment pesant de l’impuissance en permettant une communion, certes un peu primitive, face à la dureté des temps. (...)