
Si les femmes « gilets jaunes » exercent souvent des métiers liés aux services à la personne, chez les hommes, la présence des caristes dans le mouvement est très révélatrice des effets de la désindustrialisation et de la mondialisation sur le monde du travail et le destin des classes populaires. Jean-Laurent Cassely et Jérôme Fourquet nous montrent en quoi le gilet jaune peut apparaître comme le nouveau bleu de travail.
I - LES MÉTIERS PÉNIBLES, VIVIER DE RECRUTEMENT DES « GILETS JAUNES »
Le mouvement des « gilets jaunes » est certes hétérogène mais les données de sondages dont nous disposons permettent néanmoins de mettre en évidence certaines lignes de forces sociologiques de ce groupe qui s’est agrégé lors de cette mobilisation. 18 % des Français se sont identifiés au mouvement, d’après une enquête de l’Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès réalisée en décembre dernier, au pic de la mobilisation.
Si seuls 11 % des cadres supérieurs et des professions intellectuelles se sentent « gilets jaunes », cette identification étant également inférieure à la moyenne parmi les professions intermédiaires (13 %), ce mouvement a en revanche résonné bien davantage parmi les catégories populaires : 26 % des ouvriers et des employés mais également la même proportion d’indépendants (commerçants, artisans, petits chefs d’entreprise et agriculteurs) se sont identifiés aux « gilets jaunes ».
La proportion de personnes se définissant comme « gilets jaunes » dans les différentes catégories socioprofessionnelles (...)
Alors que traditionnellement, la différence de statut entre indépendants et salariés clivait fortement ces populations, celles-ci ont fait cette fois front commun, ce qui est assez inédit. Hormis le fait de disposer en moyenne d’un niveau de diplôme assez peu élevé, un autre trait commun a pu relier ouvriers et employés d’une part, et artisans d’autre part : celui d’exercer un métier pénible. On retrouve en effet cette caractéristique à la fois dans le monde ouvrier mais aussi chez toute une partie des employés (que l’on pense aux caissières de supermarché ou aux femmes de ménage, par exemple) et des artisans (notamment dans le bâtiment). Or, d’après les données de l’enquête de l’Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès, l’identification aux « gilets jaunes » est nettement indexée au fait d’exercer un métier pénible. (...)
Si comme on l’a dit, le mouvement des « gilets jaunes » a recruté parmi les actifs des milieux populaires, ce fut d’abord et préférentiellement dans leurs franges les plus « laborieuses », pour reprendre une expression employée par Emmanuel Macron[1]. Ces métiers durs et difficiles sont généralement occupés par des salariés peu qualifiés et peu payés. Ces postes sont essentiels au bon fonctionnement de la machine économique mais sont très peu visibles et peu valorisés. Les personnes qui les exercent sont en quelque sorte les « soutiers du système ». Déconsidérés socialement, éprouvés physiquement quotidiennement par leur travail et situés au dernier rang dans la fameuse « chaîne de valeur », ce sont d’abord ces salariés invisibles qui ont endossé leur gilet jaune pour accéder à la reconnaissance, à la dignité et revendiquer des conditions de vie plus décente.
II - LE CARISTE, FIGURE EMBLÉMATIQUE DES « GILETS JAUNES » ET NOUVEAU VISAGE DE L’ÉCONOMIE DES SERVICES
On notera au passage que pour une partie d’entre eux, le gilet jaune constitue leur vêtement de travail[2] et c’est précisément cet habit qui a été choisi comme symbole de ce mouvement[3]. Comme si le gilet jaune avait remplacé le bleu de travail, symbole historique de la classe et du mouvement ouvriers. À y regarder de plus près, ce changement symbolique est très révélateur des transformations intervenues dans le monde du travail au cours des dernières décennies où les activités de logistique, de commerce et des services ont pris le pas sur les activités de production. (...)
Mal connu du public, le métier de cariste est emblématique de ces emplois invisibles de la nouvelle classe ouvrière des services. Le cariste est un conducteur de chariot élévateur utilisé dans les entrepôts de logistique lors des phases de chargement, de déchargement et de stockage des produits. C’est ce même engin qu’on verra sur plusieurs vidéos défoncer la porte du ministère du porte-parole du gouvernement, Benjamin Griveaux, lors de l’acte VIII des « gilets jaunes » qui s’est tenu le 5 janvier 2019, permettant à des manifestants d’y pénétrer pour y casser des voitures et des vitres. (...)
Tout au long de la mobilisation en plusieurs actes entamée à la mi-novembre 2018, la figure du cariste est apparue avec une grande régularité, que ce soit lors des reportages réalisés sur les ronds-points occupés ou à l’occasion des manifestations successives et des actes de violence qui ont ponctué ces semaines d’agitation. La profession des « gilets jaunes » interpellés par les forces de l’ordre lors des différents débordements peut nous servir d’indice de cette présence. (...)
Les reportages consacrés aux occupants des ronds-points sont autant de fenêtres sur le niveau et le mode de vie de ces ouvriers des services, par ailleurs souvent localisés en zone rurale ou périurbaine à bonne distance des centres urbains, là où se sont implantées les activités de logistique. (...)
Les métiers de la logistique forment un continuum avec ceux du transport et de la distribution. C’est donc sans surprise que des profils proches de celui du cariste, le chauffeur routier et le chauffeur-livreur, sont tout aussi représentés parmi les hommes « gilets jaunes ». C’est depuis l’habitacle de son camion qu’Éric Drouet, l’un des principaux leaders du mouvement et organisateur du premier blocage du 17 novembre 2018, répond dans ses live à ses abonnés Facebook. C’est aussi depuis son camion, alors qu’il était bloqué à un rond-point de Castres, que Kopp Johnson, chauffeur-livreur de 25 ans, a écrit en quelques minutes sa chanson Gilet jaune, devenue l’hymne du mouvement.
III - LA LOGISTIQUE, ILLUSTRATION DE LA DESCENTE EN GAMME DES EMPLOIS POPULAIRES (...)
IV - EMPLOI DE CARISTE POUR LES HOMMES, MÉTIERS DU CARE POUR LES FEMMES (...)
La journaliste du Monde Florence Aubenas a consacré un long reportage à « La révolte des ronds-points » dans l’édition du 15 décembre 2018 du quotidien. Dix ans plus tôt, de février à juillet 2009, cette même journaliste s’était inscrite au chômage sous son vrai nom, mais en truquant son CV pour le présenter comme celui d’une femme sans expérience professionnelle à la recherche d’un emploi en CDI dans la ville de Caen, avec le baccalauréat comme plus haut niveau de qualification. Elle a raconté cette expérience dans un livre qui connut un grand succès lors de sa parution en 2010, Le Quai de Ouistreham[12] .
Outre la présence récurrente de voies rapides et de ronds-points, les descriptions de l’enquête-immersion de Florence Aubenas dans la France des fins de mois difficiles comportent certains éléments que l’on retrouvera exacerbés huit ans plus tard dans la révolte des « gilets jaunes » : l’absolue nécessité de posséder une voiture pour trouver du travail, le fractionnement de l’emploi (contrats courts, horaires émiettés, nécessité d’occuper plusieurs emplois en parallèle) et, surtout, le remplacement des emplois d’usine par des emplois de services domestiques peu qualifiés.
L’expérience de Florence Aubenas donne corps à cette transition socioéconomique que nous avons détaillée plus haut, le basculement d’une base industrielle vers une ère de services. (...)
Si la pénibilité physique n’est pas l’apanage des métiers masculins, la dimension relationnelle de la plupart des emplois de service occupés par des femmes implique une pénibilité particulière, un « travail émotionnel ». Cette composante de l’expérience consiste à gérer les émotions, changeantes et pas toujours positives, du client ou du patient. (...)