Le « choix » entre économie et santé ne date pas de la pandémie. Il sous-tendait déjà l’opposition entre l’économie forcément rationnelle et le non-économique (l’humain, le social) pensé comme une charge. Tribune. Face au coronavirus, les politiques se déclarent prisonniers d’un jeu à somme nulle. C’est le « paradoxe du confinement » : renforcer les mesures de précaution condamnerait à aggraver la récession. Il faudrait choisir entre deux menaces - économique et sanitaire. Selon Donald Trump, « notre population veut retourner au travail », car « le remède ne doit pas être pire que le mal ». De même, pour Jair Bolsonaro, « le Brésil ne peut pas s’arrêter » : une campagne gouvernementale (désormais interdite par la justice) vient d’inciter toutes les catégories professionnelles à reprendre leurs activités. « Vous ne pouvez pas arrêter une usine automobile à cause des accidents routiers » : pour les « coronasceptiques » comme le président brésilien, privilégier l’économie amène donc à minimiser une « petite grippe », quitte à conclure avec philosophie : « Certaines personnes vont mourir, c’est la vie. » Certes, en France, nos gouvernants s’efforcent plutôt de trouver un point d’équilibre entre les exigences de la croissance et les impératifs de la santé publique. Toutefois, ce « juste milieu » produit des injonctions contradictoires. On doit rester chez soi, sous peine d’amende ; et, en même temps, quand le télétravail n’est pas possible, comme dans le bâtiment, la présence est requise.
Tribune.
Face au coronavirus, les politiques se déclarent prisonniers d’un jeu à somme nulle. C’est le « paradoxe du confinement » : renforcer les mesures de précaution condamnerait à aggraver la récession. Il faudrait choisir entre deux menaces - économique et sanitaire. Selon Donald Trump, « notre population veut retourner au travail », car « le remède ne doit pas être pire que le mal ». De même, pour Jair Bolsonaro, « le Brésil ne peut pas s’arrêter » : une campagne gouvernementale (désormais interdite par la justice) vient d’inciter toutes les catégories professionnelles à reprendre leurs activités. « Vous ne pouvez pas arrêter une usine automobile à cause des accidents routiers » : pour les « coronasceptiques » comme le président brésilien, privilégier l’économie amène donc à minimiser une « petite grippe », quitte à conclure avec philosophie : « Certaines personnes vont mourir, c’est la vie. » Certes, en France, nos gouvernants s’efforcent plutôt de trouver un point d’équilibre entre les exigences de la croissance et les impératifs de la santé publique. Toutefois, ce « juste milieu » produit des injonctions contradictoires. On doit rester chez soi, sous peine d’amende ; et, en même temps, quand le télétravail n’est pas possible, comme dans le bâtiment, la présence est requise.Nous découvrons aujourd’hui que, loin de s’arrêter aux immigrés, de telles logiques risquent de s’étendre à tout le monde. Les violences policières nous aident à prendre conscience de ce mécanisme de généralisation : depuis les banlieues, elles ont fini par gagner les centres-villes et les ronds-points. Autrement dit, les politiques de racialisation ont servi de laboratoire aux dérives répressives. Bref, le néolibéralisme autoritaire nous fait accepter, sur le dos des autres, ce qui retombera tôt ou tard sur le nôtre. (...)
Au contraire, la gauche rejette avec Marx « les eaux glacées du calcul égoïste ». Les slogans d’hier résonnent aujourd’hui avec force, de « L’humain d’abord » à « Nos vies valent plus que vos profits ». Reste que ce contre-discours, loin de récuser l’alternative qui organise le discours néolibéral, la valide : face aux rigueurs inhumaines et déshumanisées de l’économie, il revendique une politique vraiment « humaine » - dans les deux sens du terme. Pourtant, il faudrait interroger ce partage entre l’économie et la santé. La population ne serait-elle pas source de richesse ? La maladie et la mort n’auraient-elles pas de conséquences économiques ? Et la biopolitique n’aurait-elle rien à voir avec une bio-économie ? Il ne suffit pas de voir le manque à gagner qu’entraîne l’arrêt des activités professionnelles ; il est nécessaire de prendre en compte les dépenses qui accompagnent leur poursuite. « Business as usual » ? Laisser faire économiquement en laissant agir le virus n’est sans doute pas une bonne affaire… (...)
Beaucoup de pays, comme la France, ont révélé leur impréparation catastrophique ; c’est que le manque de moyens (des respirateurs aux lits d’hôpital, et des masques au gel hydroalcoolique) est la conséquence d’une politique délibérée. Or faire des économies sur la santé revient à considérer que celle-ci est en dehors de l’économie. Plus généralement, tout se passe comme si la société lui était extérieure. C’est le paradoxe du néolibéralisme : d’un côté, avec le capital humain, la logique économique étend sans fin son empire ; de l’autre, pour faire des économies, on oppose « le social », pensé comme une charge, à « l’économique ». (...)
Comment ce paradoxe s’est-il imposé avec la force d’une évidence ? Pour en retracer la généalogie française, on partira des politiques d’immigration quand l’Europe des social-démocraties se convertissait au néolibéralisme. Selon une formule célèbre de Michel Rocard : « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde. » Traduction : « Bien sûr, nous aimerions faire preuve de générosité ; mais, malheureusement, nous n’en avons pas les moyens. » C’est l’opposition entre le cœur et la raison, soit entre l’éthique de responsabilité et l’éthique de conviction. Aussi est-il secondaire de savoir si (et quand) l’ancien Premier ministre a ajouté (ou pas) : « Mais elle doit savoir en prendre fidèlement sa part. » (...)
En accueillant un million de réfugiés en 2015, la chancelière Angela Merkel a dopé l’économie allemande ; cela n’a pourtant pas remis en cause l’alternative désormais familière entre les passions altruistes et les intérêts égoïstes. On a préféré s’entêter, contre toute rationalité économique, dans ce que j’ai appelé « la xénophobie à tout prix ». (...)
Nous découvrons aujourd’hui que, loin de s’arrêter aux immigrés, de telles logiques risquent de s’étendre à tout le monde. Les violences policières nous aident à prendre conscience de ce mécanisme de généralisation : depuis les banlieues, elles ont fini par gagner les centres-villes et les ronds-points. Autrement dit, les politiques de racialisation ont servi de laboratoire aux dérives répressives. Bref, le néolibéralisme autoritaire nous fait accepter, sur le dos des autres, ce qui retombera tôt ou tard sur le nôtre. (...)
Pour le capitalisme financier, la crise sanitaire se résume actuellement à une question : la Bourse ou la vie ? En réponse, il ne suffira pas de proclamer que la santé n’a pas de prix, non plus que « le social » ou « l’humain ». En effet, sous couvert de réalisme, l’économicisme finit sinon par l’emporter. Mieux vaut donc refuser la fausse alternative dans laquelle pareille rhétorique néolibérale, héritée des politiques xénophobes, vise à nous enfermer. A la gauche, il incombe maintenant de penser ce que pourrait être une politique qui fasse l’économie du partage entre l’économique et le non-économique.