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Un point de vue de sociologie critique sur la gentrification, première partie
Article mis en ligne le 8 septembre 2015
dernière modification le 1er septembre 2015

Que dire de la « gentrification » ? Dans la nouvelle introduction de la traduction anglaise de De bons voisins, Sylvie Tissot propose des outils d’analyse critique des transformations, profondément inégalitaires, des grandes villes d’Amérique du nord et d’Europe. Nous la publions ici en français.

« Landlords are the real terrorists » : par ces quelques mots rageurs inscrits sur la vitrine, le gérant du diner Life Cafe situé sur Tompkins square à New York mettait la clef sous la porte. Confronté à une forte hausse de loyer, il décidait de fermer boutique. Nous sommes en septembre 2011, dix ans après l’attaque du World Trade Center. Life Cafe était situé dans un quartier de Manhattan, East Village, qui a connu une gentrification accélérée depuis une vingtaine d’années. Augmentation des loyers, renouvellement des populations, réhabilitation des vieux appartements et construction de nouveaux immeubles d’habitation à destination de cadres à hauts revenus : cette histoire déjà ancienne se prolonge aujourd’hui à New York dans le borough de Brooklyn, mais aussi dans les quartiers de l’Est londonien, parisien ou encore berlinois. (...)

Avec cette inscription du gérant du Life Cafe, sur laquelle je tombais en 2011, les figures du Mal se télescopaient soudainement : terroristes et propriétaires, al quaida et hipsters, bombes et bulldozers ? Sans, évidemment, mobiliser autant d’énergie au sommet de l’Etat, sans qu’aucune politique locale ne tente véritablement de la freiner, la gentrification fait l’objet de critiques toujours plus nombreuses. Et, en grande partie, pour de bonnes raisons, que les mouvements anti-gentrification du East Village avaient déjà perçues en 1988, avant que la police n’évacue les occupants de Tompkins Square.

La gentrification, c’est-à-dire la réhabilitation de quartiers anciens et dégradés au fur et à mesure que des ménages plus aisés s’y installent, est une des manifestations criantes des inégalités qui marquent ce début de siècle. Parce qu’elle touche de plus en plus de villes, de New York à San Francisco, en passant par les capitales européennes et maintenant sud-américaines, parce que la transformation des commerces et le changement des modes de vie réorganisent brutalement les espaces publics, elle ne passe pas inaperçue. Les minorités raciales et les classes populaires sont reléguées toujours plus loin ou, pour les plus pauvres, dans les interstices insalubres des villes.

Mais si l’inquiétude croît c’est aussi parce que les classes moyennes, qui dépensent pour se loger une part toujours plus importante de leurs revenus, ne sont plus épargnées. Le slogan du « droit à la ville » semble moins que jamais d’actualité dans les grandes agglomérations de la planète.
(...)

De nombreux artistes et minorités se plaignent ainsi de vivre dans des villes où les contre-cultures alternatives et les espaces de résistance n’ont plus droit de cité. (...)

Certes la rénovation des quartiers ne se fait plus au rythme des bulldozers et des matraques de CRS, mais les expulsions de locataires priés de quitter les lieux pour laisser libre cours à la spéculation immobilière n’ont pas cessé.

S’il faut se réjouir que les protestations se multiplient, il reste que c’est le plus souvent sur le mode de l’ironie que la gentrification est discutée. (...)

La dénonciation du hipster (en France appelé « bobo » pour bourgeois-bohême) est d’autant plus insatisfaisante qu’elle est en réalité toujours une manière de dire qu’on n’en est pas, ou pas complètement, ou pas comme « eux ». Cette façon de se distinguer traduit la culpabilité à laquelle n’échappent pas toujours ceux qui doivent, pour se loger, s’installer dans des quartiers toujours plus pauvres et éloignés, et, ce faisant, contribuent souvent à leur insu à les transformer. Ironie ou culpabilité, ces sentiments n’offrent que peu d’outils pour comprendre, et éventuellement agir sur, les changements urbains qui s’opèrent.

Les romans qui prennent désormais pour scène les fameux quartiers en voie de gentrification sont d’ailleurs empreints de cette même ambivalence. (...)

De nombreuses analyses sociologiques et géographiques se sont développées depuis vingt ans, qui apportent un autre éclairage. L’intérêt de certaines d’entre elles est de se détacher des approches individuelles, souvent psychologisantes, en abordant la gentrification comme un phénomène structurel. Loin des bonnes (ou mauvaises) intentions des individus, les logiques capitalistes ou encore celles du champ politique expliquent pour une large part les transformations urbaines dans lesquels ils sont pris [3].

Malheureusement ces analyses, focalisées sur les phénomènes macro économiques, s’intéressent peu aux réalités locales ou encore à la diversité des situations, qui ne sont pas réductibles aux logiques des investissements immobiliers. (...)

Je propose dans ce livre une approche visant à saisir les relations sociales particulières qui existent dans les quartiers gentrifiés, le type de pouvoir local qui s’y est construit depuis plusieurs décennies, et qui rend possible l’arrivée continue de nouvelles populations jusqu’à aujourd’hui.
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