
Invitée à débattre lundi soir avec Emmanuel Macron, la sociologue Dominique Méda estime que la rencontre s’est transformée en faire valoir présidentiel. Avec un chef de l’Etat qui n’a absolument pas pris la mesure de l’urgence sociale et écologique.
(...) J’avais accepté l’invitation à participer pensant – bien naïvement je l’avoue – que nous pourrions au moins de temps en temps rebondir pour, à notre tour, répondre au président de la République. Mais il n’en a rien été. Comme avec les maires, le non-débat avec les intellectuels, a consisté en une litanie inexorable de « réponses » d’Emmanuel Macron aux questions posées par les intellectuels. Comme nous étions plus de 60, il aurait fallu pour qu’il puisse y avoir sinon un véritable échange, au moins un retour sur ce qui avait été dit par le Président, que chacun puisse vraiment se limiter à deux minutes de parole. L’envie de chacun d’exposer plus longuement sa vision a fait que l’on a assisté à la juxtaposition de questions-réponses au cours desquelles le Président a eu tout loisir d’asséner ses convictions devant des intellectuels pris en otage (au moins pour ceux qui étaient en désaccord profond avec sa politique, peu nombreux). (...)
En le regardant parler pendant huit heures, écoutant certes chacun et répondant en effet aux questions, j’ai compris à quoi nous servions. Comme les maires, nous constituions le mur sur lequel le Président faisait ses balles, jouissant de la puissance de ses muscles et de la précision de ses gestes et donc de la propre expression, cent fois ressentie, de son moi. Nous étions son faire-valoir. (...)
La réponse aux toutes premières questions a clairement indiqué la voie : il n’y aura ni augmentation des dépenses publiques (ici litanie sur la dette léguée aux générations futures) ni augmentation des impôts des plus aisés (là refrain sur le poids de la pression fiscale) ni grand plan d’investissement dans la transition écologique et sociale (Nicolas Sarkozy l’a fait, et cela n’a rien changé…) ni expérimentation du revenu de base. Fermez le ban. (...)
le fond est pire. Car ce débat avait été organisé, presque en urgence, pour discuter de la grave crise sociale que traverse la France, pour mettre sur la table les diverses manières d’en sortir. L’impression que je retire de cette soirée est que le Président n’a absolument pas pris la mesure de la gravité de la situation dans laquelle nous nous trouvons, de l’urgence sociale et écologique. Il n’a pas pris la mesure de la colère sociale et du désir de justice qui traverse le pays, il n’a pas compris qu’à force de ne pas y répondre, le ressentiment s’accumule et que peu à peu, ceux qui jusqu’à maintenant se sont tus, les habitants des quartiers relégués, les allocataires de minima sociaux et les chômeurs menacés de sanctions, risquent de rejoindre la masse des premiers gilets jaunes qui se sont exprimés. Tout se passe également comme s’il ignorait la puissance des symboles : c’est une action symbolique que d’avoir supprimé l’ISF et mis en place le prélèvement forfaitaire unique. C’est une action symbolique qui serait nécessaire pour apaiser la crise.
Mais les symboles ne suffiront pas. Le mouvement des gilets jaunes est parti d’une réalité bien concrète. En France pour un nombre de plus en plus grand de personnes, le travail ne paye pas, les emplois sont en nombre insuffisant, le coût de la transition écologique ne peut être supporté par les plus modestes. Pour répondre en même temps à la question sociale et écologique, il n’y a qu’une solution, un investissement massif financé notamment par une augmentation du déficit. Le Président l’a refusé mais à mesure que le non-débat avançait, il a semblé prendre en compte une chose : la notion de dépenses publiques est trop générale, en effet certaines « dépenses » sont des investissements et non des coûts. Cela a été reconnu pour les dépenses d’éducation et de recherche (les interventions des Prix Nobel en faveur d’une amélioration du sort fait aux chercheurs étaient remarquables). Mais c’est aussi le cas des dépenses en faveur de la transition écologique et de son indispensable volet social. Encore un effort Monsieur le Président !
Lire aussi :
– Qui sont les intellectuels qui ont refusé l’invitation à débattre avec Macron ?
Selon notre décompte (provisoire), une douzaine d’intellectuels, invités par l’Elysée, ne se sont pas rendus au débat de lundi soir avec Emmanuel Macron. Une moitié ne pouvaient pas venir. L’autre a refusé l’exercice.
(...) Partenaire de ce format, mais pas organisateur de la liste des intellectuels conviés, la radio France Culture indique que « l’invitation a été envoyée à un peu plus d’une centaine de personnes, des philosophes, des économistes, des sociologues, des historiens ». Une estimation qui nous a également été confirmée avec la même imprécision par l’Elysée, alors que nous cherchions à connaître le nombre exact et la liste complète des intellectuels destinataires de l’invitation.
La présidence ne nous a donné ni l’un, ni l’autre. Une porte-parole estime « qu’entre 70% et 80% des invités sont venus », avant de nous souffler une poignée de noms de ceux qui n’ont pas pu venir : l’économiste Thomas Piketty, la philosophe Elisabeth Badinter, l’historienne et académicienne Hélène Carrère d’Encausse, l’historien Pierre Rosanvallon et le politologue Patrick Weil.
L’Elysée nous a aussi fait savoir que les historiens Marcel Gauchet et Jacques Julliard, d’abord annoncés, n’ont pas pu venir également, et que c’est par voie de presse qu’il a appris la non-venue de Frédéric Lordon et d’Alain Finkielkraut.
Enfin, si une soixantaine d’invités ont bien pris part au débat élyséen, plusieurs semblent avoir regretté d’avoir passé huit heures à regarder parler le Président (...)
– Entre Macron et les intellos, le non-débat des idées
Les échanges ont pris la forme d’un long tunnel de questions-réponses sans autre vertu que celle de servir l’opération communication d’Emmanuel Macron. (...)
Malgré la (grotesque) tentative de l’essayiste Pascal Bruckner d’ambiancer la salle dès la première question (avec les gilets jaunes la France serait face à « un coup d’Etat au ralenti », une menace « anarchofasciste »), malgré l’opiniâtreté de la sociologue Dominique Méda (lire sa tribune après coup) qui reproche au Président des mesures dignes de la première année de l’ENA, de la politiste Agathe Cagé, ou de la sociologue Irène Théry, de mettre Emmanuel Macron face à ses reniements ou contradictions, la discussion ronronne. (...)
Paradoxalement, le meilleur contradicteur du Président durant la soirée aura sans doute été lui-même lorsqu’il constate, à propos des partis et des corps intermédiaires : « S’ils avaient été très structurés et très forts, je ne serais pas devant vous. Je suis le symptôme le plus avancé de la crise des corps intermédiaires ! » (...)
Vers 2 heures du matin, ceux qui sont restés jusqu’au bout sont pâlots, cernés. Le grand oral du Président aura duré plus de huit heures. Lui semble en grande forme, heureux de ce marathon intellectuel qu’il juge à la hauteur de son intelligence et le renarcissise. Au fond, l’exercice – inédit sous cette forme – était-il tenable ? Beaucoup d’intellectuels ont refusé l’obstacle (Agacinski, Lordon, Foessel…), flairant que l’organisation du « débat » saperait par principe l’échange et empêcherait le déploiement d’une pensée un peu plus construite. (...)
En terminant la longue série de ses grands débats avec des intellectuels, le président de la République aura ainsi appelé chacun à retrouver sa place. Les intellos à l’université, les gilets jaunes loin des Champs-Elysées, et lui à la tête de l’Etat.