
L’Égypte aussi a ses grands projets inutiles. En créant une vallée artificielle au sud du pays, en plein désert, celui de Tochka était censé régler les problèmes agricoles et démographiques de l’Égypte. Lancé par Hosni Moubarak et symbole de la mégalomanie d’un vieux dictateur, le projet a été remis en cause après sa destitution. Mais le nouveau pouvoir relance l’idée d’une vallée artificielle, menaçant les réserves en eau de la région.
(...) Sur le plan économique, le gouvernement prétend que le coût total du projet est de près de 6 milliards de livres égyptiennes (620,2 millions d’euros). Dans leur décompte des postes de dépenses, il n’est plus fait mention des infrastructures (routes, école, hôpitaux...) que l’État devait prendre à sa charge. Les médias et experts s’accordent à dire qu’il a déjà englouti des « dizaines de milliards de livres égyptiennes ». Si tant d’incertitudes entourent le programme, c’est qu’il n’entre dans aucune ligne budgétaire.
Tochka devait permettre de diminuer la dépendance alimentaire de l’Égypte. Or, les coûts de production et de transport rendent les produits trop chers pour le marché local. Ils sont exportés dans les pays du Golfe et en Europe par des compagnies majoritairement étrangères : le retour sur investissement est bien maigre, d’autant plus que les investisseurs bénéficient de mesures fiscales incitatives.
Sur le plan social, le bilan est catastrophique. Les exploitations modernes sont très automatisées, réduisant considérablement le besoin de main d’œuvre. L’absence d’infrastructures empêche les familles d’émigrer dans un milieu parmi les plus hostiles de la planète avec des températures variant de 0 °C les nuits d’hiver à 50 °C en été. En 1997, le gouvernement espérait soulager la pression démographique dans la Vallée du Nil et le Delta en transférant pas moins de trois millions de personnes avant 2017 autour du canal de Tochka. Sur cette même période, la population égyptienne aura augmenté de 30 millions d’âmes.
Si Tochka parvenait – notamment grâce aux pétrodollars promis par les monarchies du Golfe en cas de victoire de leur favori, l’ancien maréchal Abdel Fattah Al-Sissi (devenu président en juin 2014) –, même avec vingt ou trente ans ans de retard, à réaliser les objectifs fixés en 1997, il resterait toujours une ombre au tableau : l’eau.
Bataille autour de l’eau (...)
Ce prélèvement en amont aura des conséquences dramatiques pour l’agriculture paysanne du Delta. Les coupures d’eau seront encore plus fréquentes, mettant en péril les cultures. Par une plus grande utilisation des eaux de drainage, le taux de salinité, déjà très haut, augmentera encore, conduisant à une détérioration de la qualité déjà médiocre des produits agricoles.
Toute baisse du débit d’eau douce vers la Méditerranée entraîne une augmentation des eaux salées dans le Delta, par infiltration : cette eau stérilise les terres cultivées. Avec ce projet, l’Égypte est en train de sacrifier de bonnes terres arables cultivées par ses paysans et à destination du marché local au profit de compagnies étrangères qui arrosent des terres désertiques pour produire à destination de l’étranger. (...)
Avec le projet de Tochka, l’Égypte affirmait avec arrogance son droit sur le fleuve. Meles Zenawi, ex-premier ministre éthiopien déclarait : « Pendant que l’Égypte utilise les eaux du Nil pour transformer le Sahara en quelque chose de vert, nous, en Éthiopie, nous nous voyons opposer le droit d’utiliser le Nil pour nous nourrir. » [5]. Addis-Abeba ne capitule pas. En 2011, le projet de construction du barrage Rennaissance est lancé sur le Nil bleu, à la frontière soudanaise. « L’Éthiopie vient de donner la preuve que l’Égypte n’est plus en mesure de dicter sa vision hydropolitique à l’ensemble du bassin du Nil », écrit le géographe Habib Ayeb. L’Égypte craint que la construction d’un réservoir de 63 milliards de m3 n’entame sérieusement ses ressources et mette en péril son agriculture. En juin 2013, une action militaire égyptienne contre l’ouvrage est même envisagée.
Négligée par l’ex-président Mohamed Morsi, la reprise en main du projet par le pouvoir actuel est une façon de dire aux pays de l’amont que l’Égypte ne renoncera pas à ses mégaprojets coûteux en eau. Par ailleurs, se réapproprier une initiative tant décriée illustre la continuité dans les choix stratégiques et les méthodes de l’ancien régime : comme si la révolution et la remise en cause des mégaprojets n’avaient été qu’une parenthèse.