
Thierry Labica revient dans cet extrait (sous le titre « Médias et distorsions milliardaires ») sur la formidable offensive médiatique qui a pris pour cible Jeremy Corbyn depuis son accession à la tête du Labour Party.
La question du rôle des principaux médias peut être une affaire délicate. Dénoncer les médias, n’est-ce pas une facilité un peu trop pratiquée pour rester tout à fait honorable ? N’y a-t-il pas, dans « la faute aux médias » l’articulation classique des imaginaires de la conspiration ? La réponse étant non, au moins en l’occurrence, on prendra la liberté d’ajourner la discussion de ce beau sujet. On doit pouvoir se contenter de deux ou trois remarques préliminaires.
Une concentration massive
Premièrement, la dénonciation « des médias » a d’une part une base objective pour elle : comme le rappelait la citation de la rédactrice du site d’information indépendant, The Canary [3], leur concentration capitaliste les a constitués, de fait, comme autant de complexes stratégiques puissants et notoirement en mesure de façonner le climat de la vie politique britannique, en l’occurrence. (...)
Plus généralement, il devrait suffire de rappeler qu’en ce qui concerne le Royaume-Uni, deux groupes – News Corp UK et le Daily Mail group (propriété de Lord Rothmere) – détiennent à eux seuls 60% de la presse nationale. Si l’on élargit le périmètre de l’élite de cette industrie, six entreprises se partagent 80% de la presse locale, soit, « plus de quatre fois l’ensemble des titres des cinquante-six éditeurs restants, et quatre-vingt-cinq pourcent des revenus dégagés » [6] Nul besoin, donc, de supputer des conspirations (qui certes existent bel et bien par ailleurs) ; à un diner de grands fauves, les convives n’ont pas besoin de conciliabules préalables pour s’offusquer en chœur de la présence inopinée d’un menu végétarien à la carte.
L’expérience passée
Mais outre cette situation de concentration massive, les pratiques et les déséquilibres qu’elle induit, il y a l’expérience passée. Toute personne ayant gardé le souvenir de l’année 1984-85 en Grande-Bretagne, sera tentée de faire le parallèle entre le traitement de la gauche travailliste dans les médias nationaux britanniques et celui de la grande grève des mineurs d’il y a maintenant trente ans.
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Le dénigrement anti-Corbyn
Aujourd’hui, le dénigrement anti-Corbyn, la production de récits de toutes natures à son désavantage, la surreprésentation des positions politiques qui lui sont hostiles, la faible place laissée à son expression et à l’exposé de ses orientations, ont été recensées et étudiées par divers chercheurs de la London School of Economics, et de la Coalition pour la réforme des médias (MRC), en lien avec des chercheurs de Birkbeck college de l’Université de Londres.
Les premiers ont entre autres observé que, dans les principaux titres de presse nationale, 74% du contenu informationnel relatif à Corbyn, soit ne rendait pas du tout compte du point de vue et des idées de Corbyn, soit n’en proposait que des versions déformées (« distorted ») [8]. La seconde enquête, qui s’est davantage intéressée à la télévision, fait notamment apparaître la chose suivante :
Le temps d’antenne accordé aux critiques de Corbyn était deux fois supérieur à celui accordé à ses soutiens ; un appui largement disproportionné donné aux questions soulevées par les critiques de Corbyn dans les bulletins d’information de début de journée de la BBC et de ITV, disproportion particulièrement manifeste dans l’énoncé des titres. L’observation a également relevé une tendance prononcée chez les présentateurs des journaux du soir de la BBC à avoir recours à des termes péjoratifs dans leurs descriptions de Jeremy Corbyn et de ses soutiens [9].
Cette campagne médiatique a conduit jusqu’à l’ex-président du BBC Trust, Michael Lyons, à estimer que des « attaques assez extraordinaires avaient été lancées contre le dirigeant élu du parti travailliste. Assez extraordinaires, je dois le dire. Je peux comprendre que l’on s’inquiète de ce que certains des principaux responsables éditoriaux pourraient avoir perdu leur impartialité dans cette affaire. Je ne fais que reprendre des inquiétudes déjà exprimées par d’autres » [10]. (...)