
La sécurité alimentaire de millions de personnes est menacée par la flambée des prix que la guerre en Ukraine exacerbe. Éviter une crise alimentaire mondiale implique d’adopter des mesures d’urgence, mais aussi d’assurer à plus long terme la souveraineté alimentaire durable des pays en développement. Par Arnaud Zacharie.
L’indice des prix des produits alimentaires de la FAO (Food and Agriculture Organisation) a augmenté de 12,6% en mars 2022 et a atteint son plus haut niveau jamais enregistré[1]. La hausse des prix alimentaires affecte de manière disproportionnée les plus pauvres, car ils dépensent une part plus importante de leurs faibles revenus pour se nourrir. En moyenne, la part de l’alimentation dans les dépenses totales des ménages atteint 40% en Afrique subsaharienne, contre 17% dans les pays riches[2]. (...)
Le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, a déclaré que la guerre en Ukraine pourrait entraîner « un ouragan de famines » dans de nombreux pays. La FAO a estimé que 8 à 13 millions de personnes supplémentaires pourraient basculer dans la malnutrition en raison des conséquences de la guerre en Ukraine, en particulier en Afrique et au Moyen-Orient[3]. La Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement a identifié une trentaine de pays en développement qui dépendent à plus de 50% de l’Ukraine et de la Russie pour leurs importations de blé[4]. Alors que l’Ukraine et la Russie concentrent respectivement 10% et 24% des exportations mondiales de blé, la fermeture des ports de la mer Noire sous blocus de la Russie et la perturbation des chaînes d’approvisionnement ont rendu ces exportations difficiles, voire dans certains cas impossibles. Près de 6 millions de tonnes de blé (représentant environ 20% de la production ukrainienne) ont ainsi été bloquées dans des navires. (...)
La guerre en Ukraine n’est cependant pas l’élément déclencheur de la hausse des prix alimentaires, qui a débuté dès 2021. Selon la FAO, l’indice des prix alimentaires a augmenté de plus de 33% entre mars 2021 et mars 2022. (...)
Cette augmentation des prix alimentaires s’explique par les ruptures d’approvisionnement engendrées par les conséquences de la pandémie de Covid-19, mais aussi par l’augmentation du prix des énergies fossiles dont dépend l’agriculture industrielle.
D’une part, les contraintes d’offre causées par les difficultés logistiques et les perturbations climatiques ajoutées au rebond de la demande (notamment en Chine) ont provoqué une hausse des prix des céréales affectant en particulier les zones rurales des pays à faible revenu[5]. D’autre part, les coûts de production agricole sont directement affectés par la flambée des prix du pétrole et du gaz utilisés pour les machines agricoles, les engrais azotés, le transport et la transformation des produits agricoles[6]. Les investisseurs financiers exacerbent le phénomène à travers les fonds indiciels de matières premières (Commodity Index Funds) qui leur permettent de spéculer sur des paniers de différentes matières premières énergétiques, agricoles et minières.
On observe par ailleurs une augmentation continue de la malnutrition dans le monde depuis 2014 (...)
À court terme, des solutions existent pour compenser les problèmes d’approvisionnement. Plusieurs pays exportateurs, comme l’Australie, ont réalisé de très bonnes récoltes qui pourraient bénéficier aux pays dans le besoin. À ce stade, il n’y a donc pas de pénurie et les stocks disponibles devraient suffire pour assurer les approvisionnements. En revanche, ces stocks ne pourront être livrés qu’à des prix élevés.
La hausse des prix alimentaires est en outre aggravée par les restrictions des pays exportateurs qui cherchent à préserver leur production pour leur consommation domestique. (...)
Les risques de crise alimentaire
Tous les pays en développement qui dépendent des importations de blé n’ont pas les mêmes marges de manœuvre pour faire face à la flambée des prix. D’une part, le blé n’est qu’un aliment marginal ou complémentaire dans des dizaines de pays où il peut donc être assez facilement remplacé par des denrées locales comme le sorgho, le mil, le niébé, l’igname ou le manioc. Le fait que le riz soit épargné par la flambée des prix est en outre une bonne nouvelle pour les pays importateurs – en particulier en Asie du Sud et en Afrique de l’Ouest. D’autre part, plusieurs pays qui dépendent des importations de blé sont aussi des exportateurs d’énergies fossiles et peuvent dès lors compenser le coût élevé des importations par les recettes accrues des exportations de gaz et de pétrole.
En revanche, plusieurs pays très dépendants sont beaucoup plus vulnérables à court terme, comme la Tunisie, le Liban, le Yémen ou l’Egypte[9]. (...)
Comment éviter une crise alimentaire mondiale ? À court terme, les pays les plus vulnérables ont besoin d’une aide financière pour s’approvisionner en denrées alimentaires. (...)
Plusieurs mois peuvent en outre s’écouler entre le lancement d’un appel du PAM et la livraison de l’aide alimentaire aux populations. Or il n’existe pas de mécanisme contraignant pour obliger les pays producteurs à lui fournir une aide alimentaire en cas de crise. Il n’existe pas non plus de système multilatéral de gestion des stocks alimentaires permettant de réguler les marchés agricoles. Le système a été largement privatisé et les stocks mondiaux sont détenus par les grands groupes privés comme Cargill, Louis Dreyfus, Bunge ou Archer Daniels Midland. Il n’y a donc pas de transparence sur les niveaux des stocks disponibles, d’autant que ces grands groupes ont intérêt à maintenir le doute pour maintenir la hausse des prix dont ils peuvent tirer profit.
Les mesures permettant d’éviter la multiplication des restrictions aux exportations permettraient de réduire les ruptures d’approvisionnement et les prix agricoles. L’initiative de la Commission européenne visant à établir des voies permettant l’exportation des produits agricoles ukrainiens autrement que par le mer Noire aurait le même effet. D’autres mesures comme la suspension du soutien aux agro-carburants ou la lutte contre la spéculation alimentaire contribueraient également à enrayer la volatilité des prix.
En revanche, l’abandon par l’Union européenne des objectifs environnementaux de son projet « De la ferme à l’assiette » dans le but de produire davantage pour nourrir le monde, comme le demande le lobby agro-alimentaire européen Copa-Cogeca, serait une erreur[12]. (...)
À moyen et long terme, les pays en développement ont besoin d’assurer leur souveraineté alimentaire durable en augmentant leur propre production selon des pratiques agroécologiques[14]. Cela leur permettrait de mettre fin aux crises alimentaires récurrentes que favorisent leur dépendance aux importations et leur vulnérabilité au dérèglement climatique et à la volatilité des prix. En utilisant le potentiel des différents écosystèmes, l’agroécologie permet des rendements élevés sans utilisation d’engrais chimiques, de pesticides ou d’énergie fossile[15]. (...)