
Cet ancien restaurateur emploie désormais des milliers de personnes, notamment des mercenaires. Le conflit en Ukraine offre l’occasion à l’homme de l’ombre, proche de Vladimir Poutine, de continuer son ascension politique, et de prendre une revanche personnelle.
Il avance à pas de loup, avec un immense appétit. Evgueni Prigojine, sexagénaire au crâne rasé et aux manières de brute, occupe une place grandissante dans le paysage public russe, après avoir longtemps patienté en coulisses. Le leader du groupe paramilitaire Wagner bouillonne, se fait remarquer par ses provocations verbales, souvent ponctuées d’insultes. Surtout, il se trouve aujourd’hui à la tête de milliers d’employés impliqués dans des opérations occultes.
Sans la guerre en Ukraine, Evgueni Prigojine serait, sans doute, resté dans un relatif anonymat. Mais son rôle croissant dans le conflit a fait de lui un personnage incontournable. La diffusion sur Telegram, mi-octobre, d’une vidéo tournée en prison en témoigne. On le voit haranguer des détenus qu’il cherche à recruter pour aller combattre en Ukraine. "Vous rentrerez chez vous et vous serez graciés" au bout de six mois, promet-il, tout en précisant que la mort les attend peut-être sur le front. (...)
Il est sous le coup de sanctions en Europe et aux Etats-Unis pour avoir financé l’Internet Research Agency (IRA), une usine à trolls spécialisée dans la désinformation. Plus récemment, il s’est amusé de l’exécution à coups de masse d’un homme accusé d’avoir déserté les rangs de Wagner, avant d’être repris par les Russes. Il a salué un "magnifique travail"... avant de faire machine arrière, accusant les Etats-Unis du meurtre.
Il "maîtrise tous les codes de la criminalité"
Rien, pourtant, ne prédestinait cet ancien prisonnier à devenir l’influent dirigeant d’un groupe paramilitaire. Evgueni Prigojine passe en effet neuf ans derrière les barreaux, pour "vol, escroquerie et incitation de mineurs à la prostitution", avant d’être libéré en 1990. Après une expérience réussie dans la vente de hot dogs, il se lance dans la restauration et prend la barre du luxueux New Island. Un jeune nommé Vladimir Poutine vient parfois dîner à bord de ce bateau-restaurant situé sur la Neva, à Saint-Pétersbourg.
Après l’élection présidentielle de 2000, qui entérine l’arrivée au pouvoir de l’ancien officier du KGB, le groupe de restauration de Evgueni Prigojine décroche des contrats publics en cascade, par exemple pour les écoles publiques. Il acquiert le surnom de "cuisinier de Poutine", même s’il ne se trouve pas derrière les fourneaux. Sa marmite, en tout cas, déborde rapidement de roubles. (...)
Son entregent et ses réseaux vont lui permettre de décrocher une nouvelle mission, très sensible, dans l’est de l’Ukraine. Entre la fin 2013 et 2014, il passe des centaines de coups de fil avec des membres de l’administration présidentielle, selon les données obtenues en 2020 par le site de l’ONG Bellingcat (contenu en anglais). Quelques mois plus tard, la PMC Wagner fait son apparition, officiellement sous le statut de société de sécurité privée. Evgueni Prigojine recrute des vétérans endurcis de l’armée et des services spéciaux pour "protéger les Russes" du Donbass. Les combattants locaux, a-t-il dit récemment sur le réseau social russe Vkontakte , ne lui "convenaient pas".
Evgueni Prigojine est décrit comme un exécutant des basses œuvres du Kremlin par le militant Vladimir Ossetchkine, fondateur de Gulagu.net, un site de référence qui répertorie les actes de torture et la corruption dans le système pénitentiaire russe. (...)
Wagner gagne peu à peu en indépendance, s’exporte en Syrie, ou encore sur le continent africain. En 2018, trois journalistes russes enquêtant sur ses affaires sont tués en Centrafrique. Le groupe attise le ressentiment envers les anciennes puissances coloniales, comme la France au Mali, et cherche des moyens pour s’enrichir. Au Soudan, par exemple, les mercenaires ont mis la main sur des mines d’or, sans rien reverser à l’économie locale, a révélé une récente enquête du Monde. (...)
Des ennemis dans l’armée et le renseignement
Les bons résultats de Wagner, par ailleurs, lui offrent une couverture face à ses nombreux ennemis. Ses relations sont notoirement mauvaises avec le ministre de la Défense, Sergueï Choïgou. (...)
Depuis plusieurs mois, Evgueni Prigojine n’hésite plus à éreinter de critiques le commandement militaire russe, de concert avec l’autoritaire dirigeant tchétchène Ramzan Kadyrov. (...)
Les relations sont également tendues avec le renseignement. (...)
Sur le plan local, son grand rival est le gouverneur de Saint-Pétersbourg, Aleksandr Beglov, qu’il a pourtant aidé à faire réélire en 2019. "Leur brouille semble liée à des contrats de rénovation de certains bâtiments qui n’auraient pas été confiés aux entreprises de Prigojine", explique Colin Gérard. Dans cette ville, le leader de Wagner a même tenté de faire élire des proches aux législatives, sous l’étiquette du parti nationaliste Rodina ("Patrie"). Un échec cuisant, avec des candidatures annulées par la commission électorale.
Des ambitions politiques balbutiantes (...)
Il s’apprête d’ailleurs à lancer son mouvement politique, affirme le site russophone Meduza (article en russe), qui dit avoir des sources au sein de l’administration présidentielle. Le média indépendant analyse ses idées ultraconservatrices et ultranationalistes comme une forme de "revanchisme". "Les oligarques et représentants des élites vivent dans un confort infini", écrivait récemment l’intéressé sur Vkontakte. Pour lui "tant que leurs enfants ne partiront pas en guerre, la pleine mobilisation du pays n’aura pas lieu". L’entrepreneur est également qualifié par Meduza de nouveau visage d’un "national-populisme" agressif et violent. (...)
Certains observateurs affirment que le leader de Wagner bénéficie désormais d’une oreille attentive au Kremlin, alors que l’armée est à la peine. "Il a surtout compris que le temps de Poutine est compté, estime Vladimir Ossetchkine. Et il se prépare, au cas où."
"Je ne pense pas que Prigojine puisse ourdir un complot contre Poutine", répond Ilya Barabanov. Pour le journaliste, le Kremlin garde la main. "Vladimir Poutine veut laisser entendre aux alliés occidentaux de l’Ukraine que s’il était contraint au départ, des forces encore plus sombres pourraient venir le remplacer." En attendant, et dans un contexte de "chaos parmi les élites russes", Evgueni Prigojine peut encore "essayer de monter les échelons du pouvoir, observe Colin Gérard. Au risque, tout de même, de se brûler les ailes".