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Guerre et paix après le 13 novembre
15 novembre 2015 | Par Jean Baubérot
Article mis en ligne le 16 novembre 2015

C’est toujours avec grande difficulté que l’on s’exprime face à des situations extrêmes comme celles que nous vivons aujourd’hui. On s’interroge : ne vaudrait-il pas mieux suspendre sa parole, non pour se réfugier dans un silence passif, mais pour opérer un réexamen minutieux, pour rechercher, encore plus profond, une certaine lucidité ? Prendre du temps et, paradoxalement, se distancier de « l’actualité » quand celle-ci vous domine de toute part et dans toute son horreur. Pourtant, il faut se risquer à mettre en ordre quelques une des innombrables réflexions tumultueuses qui se bousculent dans votre tête.

Me frappe, particulièrement, les propos qui, de différentes parts, affirment : « nous sommes en guerre ». Michel Wieviorka les a, à juste titre me semble-t-il, questionnés samedi soir sur FR3. Car si nous (= la France, les Français) sommes en guerre, depuis quand le sommes-nous ? Nous avons été membre de la coalition internationale qui a entrepris la première guerre du Golfe. Si nous avons refusé de participer à la seconde (et cela restera le titre de gloire de J. Chirac), nous avons été partie prenante des opérations menées en Afghanistan. Nous menons, en solo, d’autres « opérations militaires » en Afrique sub-Saharienne, au Mali et ailleurs. Nous sommes dans la coalition contre Daech en Irak, et maintenant en Syrie. Mais jusqu’alors, nous avons sans doute vécu en croyant que la France pouvait faire la guerre sans être en guerre.

La distinction est fondamentale. La France faisait la guerre sans être atteinte par la guerre. Tout au plus quelques soldats, combattants professionnels, se trouvaient tués. Mais j’ai toujours été frappé par la manière dont le discours politique et médiatique rendait compte de ces morts. Il faudrait relire aujourd’hui certains propos. Selon mon souvenir, quand un convoi sautait sur une mine, il y avait quasiment une accusation de « lâcheté » envers l’ennemi. Comme si, ce n’était pas de jeu… comme s’il s’agissait d’une œuvre de « pacification », et non de guerre.

Nous, nous pensions pouvoir vivre en paix à quelques heures d’avion de conflits interminables dont nous sommes partie prenante depuis l’origine (cf. l’éclairant livre de Pierre-Jean Luizard, Le piège Daech. L’Etat islamique ou le retour de l’histoire, La Découverte, 2015). Et, ni les attentats commis par Mohamed Merah, ni même les tueries de janvier dernier ne semblent avoir vraiment modifié cet état d’esprit : aujourd’hui l’annonce : « nous sommes en guerre » apparait un fait majeur dont il nous faudrait prendre conscience.

Si tel est le cas, beaucoup de questions redoutables se posent. Par exemple : qu’en est-il du « droit de la guerre » ? L’applique-t-on ? Dans La fabrication de l’ennemi (Robert Laffont, 2011), l’ancien co-directeur des Affaires stratégiques du ministère de la défense, Pierre Conesa, montre que, « pour contourner l’état de guerre », on parle de « mesure de police », de « lutte antiterroriste », voire d’« action préventive » : ce vocabulaire a comme conséquence de faire « perdre à l’ennemi son identité juridique. Il devient un ‘rebelle’, un ‘terroriste’, un ‘insurgé’, un ‘extrémiste’, un ‘agitateur’. » Effectivement nous voyons mal comment désigner cet ennemi autrement que comme « terroriste ». Mais attention, l’auteur poursuit : « tous ces qualificatifs le placent dans un statut de droit minimum. » Pour justifier Guantanamo, les Américains « ont inventé la catégorie du ‘combattant illégal’, inconnue du droit international » (p. 35). Ne sommes-nous pas déjà entrainés dans cette dérive ?

Cosena ajoutait d’ailleurs ce propos à ruminer aujourd’hui : « Les guerres menées en Afghanistan et en Irak sont de véritables catastrophes militaires, sociales et culturelles dont on ne mesure pas encore tous les effets » (p. 57). Les guerres dites « asymétriques » comportent de redoutables logiques dont l’évidence immédiate cache les aspects à terme boomerang. Comment résoudre cette impasse ?

Ensuite, au nom de quoi cette guerre est-elle menée ? Il s’agit, affirme-t-on de toute part, de « défendre des valeurs ». Propos irréfutable qui, pourtant, mérite réflexion. Déjà, je préfère la qualification de « valeurs démocratiques » à l’invocation incantatoire de « valeurs de la République » (sous-entendu « française ») comme s’il s’agissait de valeurs strictement nationales. Mais il faut faire un pas de plus et c’est avec beaucoup de justesse, à mon sens, d’Edwy Plenel indique que les auteurs des massacres de vendredi représentent une « idéologie totalitaire » qui veut « tuer toute pluralité, effacer toute diversité, nier toute individualité » : « ils avaient pour mission d’effrayer une société qui incarne la promesse inverse. » La « promesse »… un peu plus loin Plenel parle d’« idéal démocratique ». Promesse, idéal : s’agit-il seulement d’introduire une nuance ? Non, c’est, fondamentalement, indiquer qu’il faut avoir le courage de confronter cette promesse, cet idéal, aux réalités multiples qui façonnent la société qui les énonce. De prendre la mesure des écarts énormes, qualitatifs (et non simplement quantitatif), et de s’attacher à faire que la promesse puisse faire sens pour tous. (...)

comment être solidaire de cet idéal de valeurs, de la conviction que, malgré toutes ses failles, son pays peut rester un des porteurs de cette « promesse », sans pour autant accepter de devenir un « espace de cerveau disponible » pour la propagande, affichée ou insidieuse ? Peut-être en affirmant que, si drôle de guerre il y a, elle n’est en tout cas pas (et ne doit pas être) une guerre civile. Cela signifie qu’il faut, en même temps, combattre l’extrémisme et assurer la paix civile (...)

Assurer la paix civile dans ce climat de « guerre », c’est, plus que jamais, le rôle et le but de la laïcité. On me permettra un petit rappel. Mon ouvrage Les 7 laïcités françaises était à l’impression quand les massacres de janvier sont advenus. J’ai alors ajouté un « Avertissement » au lecteur insistant sur une affirmation de la fin du livre : la laïcité risque d’être « contreproductive » si elle « n’isole pas les extrémistes du reste de leur communauté » (p158). « Plus que jamais, ajoutais-je, il faut arriver à isoler les extrémistes pour pouvoir les combattre de façon réellement efficace » (p. 5). Ce but, dont je n’ignore pas la difficulté de réalisation, doit encore et toujours être poursuivi. (...)

En tout cas, la radicalisation djihadiste a à voir avec un ressenti d’une imposition d’un « vide » de vérité. Ce n’est pas par hasard que, d’une part, les deux-tiers de ceux qui partent en Syrie ont entre 15 et 25 ans, et que, d’autre part, un bon tiers de l’ensemble sont des convertis. Le psychanalyste Fethi Benslama propose l’analyse suivante : « L’offre djihadiste capte des jeunes qui sont en détresse du fait de failles identitaires importantes. Elle leur propose un idéal total qui comble ces failles, permet une réparation de soi, voire la création d’un nouveau soi, autrement dit une prothèse de croyance ne souffrant aucun doute. (…) L’islamisme comporte la promesse d’un retour au monde traditionnel où être sujet est donné, alors que dans la civilisation moderne l’individu est une superproduction de lui-même qui l’oblige à un travail harassant. Il faut en avoir les moyens. Certains jeunes préfèrent aujourd’hui l’ordre rassurant d’une communauté avec ses normes contraignantes, l’assignation à un cadre autoritaire qui les soulage du désarroi de leur liberté et d’une responsabilité personnelle sans ressources » (Le Monde, 14/11/2015). Là encore, il s’agit d’une « promesse », même si celle-ci est très fallacieuse.

Nous devons retrouver une dialectique vérité-liberté. « Chercher librement la vérité » proposait la morale laïque de la Troisième République. C’est une question que nous ne pouvons plus mettre entre parenthèse. Il est indispensable de s’y atteler pour que notre « promesse » démocratique soit plus forte que celle qui conduit à l’enfermement des uns et au massacre des autres.