
En France, 700.000 jeunes disent avoir fait l’expérience du harcèlement scolaire. En tant qu’enseignant, je prends chacun de leurs témoignages comme un rappel à la vigilance : comment peut-on, chacun à son échelle, mettre un terme à ce fléau ?
« Qui ne reculerait d’horreur, qui ne préférerait la mort si on lui offrait de subir soit la mort, soit à nouveau l’enfance ? » se demandait Saint-Augustin dans La Cité de Dieu, en l’an 426 ap. J.-C. En écoutant les témoignages d’ex souffre-douleur, on se rend compte que de nombreuses grandes personnes pourraient se retrouver dans ces mots épouvantables.
C’est parce que les douleurs qu’elles causent sont impérissables que ces humiliations, qui remontent à l’enfance, sont souvent racontées avec une précision d’horloger. « Rien ne distingue les souvenirs des autres moments, ce n’est que plus tard qu’ils se font reconnaître, à leurs cicatrices », pouvait-on entendre dans La Jetée, de Chris Marker (1962).
Ainsi, un enfant harcelé fait un adulte balafré-de-partout qui pardonne peut-être, mais n’oublie rien, pas même qu’un jour, on a craché dans sa purée à la cantine. Et certainement pas le nom, le prénom et la couleur des yeux de l’auteur du crachat, son poids, sa respiration, sa démarche et son rire sadique. En fait, personne n’oublie rien de la brute de son bahut, sa brute, conçue pour lui, comme une balle de revolver portant son nom. (...)
Un décalage entre deux façons d’être à l’origine du harcèlement
Comment et pourquoi, si soudainement, Capucine, la partenaire de jeu, s’est-elle transformée en brute ? Comment Lina est-elle devenue la victime d’une petite bande qui s’amuse de sa souffrance ? Ce n’est que bien plus tard, en lisant l’excellent Harcelé-harceleur (2015) de Hélène Molière, que j’ai compris ce qui se jouait sous mes yeux.
Entre Lina et Capucine est né « un décalage entre deux façons d’être ». Lina est autonome, sensible et réservée, elle est capable d’empathie, un sentiment rare à cet âge. Capucine n’en est pas encore à ce stade, elle est impulsive et égoïste. Des problèmes graves à la maison la mettent manifestement en colère et ne pouvant contrôler ses larmes, faire couler quand elle veut celles de Lina lui a donné ce que les psychologues appelleraient un sens nécessaire de la maîtrise.
Entre Lina et Capucine, il ne s’agit pas d’un différend passager, mais de quelque chose qui se répète, qui dure et qui s’aggrave. En primaire, explique Hélène Molière, la victime se sent fautive et pense qu’elle mérite ce qui lui arrive ; elle a des insomnies, son attention chute et ses résultats en pâtissent. Au collège, le souffre-douleur retourne l’agressivité contre lui-même, allant parfois jusqu’à la scarification ou au suicide. (...)
La répression, seule, est vaine
Lorsque la maman de Lina est venue me voir pour me raconter ce que sa fille n’osait dire qu’à elle, j’ai réagi instinctivement : réprimandes, sanctions, mots dans le carnet et surveillance accrue. J’ai sans doute protégé Lina des brimades pour un certain temps, dans certains lieux, je me suis donné un sens nécessaire de la maîtrise oubliant que dehors, plus tard, sur les réseaux sociaux ou tout simplement chaque fois que je regarde ailleurs, ma loi ne s’applique plus. La répression est un pansement sur une jambe de bois.
En 1982, James Q. Wilson a formulé l’hypothèse de la vitre brisée, selon laquelle une seule fenêtre brisée d’un immeuble conduira à une hausse du taux de criminalité dans tout le quartier. De là est née la politique de la « tolérance zéro » que la ville de New York connaît bien en matière de criminologie. Dans les années 1990, les États-Unis ont eu l’idée d’appliquer cette doctrine au milieu scolaire pour lutter contre le harcèlement. 79% des établissements avaient mis en œuvre une forme de « tolérance zéro » : sanctions exemplaires et expulsions quasi-immédiates à la moindre brimade.
Les résultats furent désastreux : sans véritable prise en charge des enfants terribles une fois exclus, ils devenaient des hommes terribles. Par ailleurs, ces politiques n’étaient pas appliquées équitablement selon la couleur de peau ou le rang social du harceleur. Et surtout, cela n’a absolument pas permis d’affaiblir le harcèlement scolaire, bien au contraire.
Flaubert et la souffrance du premier de la classe
Si la vigilance et la répression suffisaient à endiguer le harcèlement scolaire, il n’existerait plus depuis bien longtemps. Et aux chantres du chaos générationnel qui seraient tentés d’avancer qu’il s’agit d’un phénomène nouveau dû au fait que la jeunesse d’aujourd’hui serait moins vertueuse que celle d’hier –à cause du rap, de l’immigration ou des jeux-vidéo–, je les invite à découvrir Les désarrois de l’élève Törless, de Robert Musil (1906). On y ressent la douleur de Basini, un lycéen régulièrement moqué, enfermé et torturé par ses camarades. L’auteur, qui relate sa propre expérience, nous fait ressentir la peine d’être « assis la nuit à la fenêtre ouverte, et de se sentir abandonné, différent des grands, incompris et moqué par chaque sourire, chaque regard. »
Les utilisateurs les plus assidus de Twitter ont certainement déjà croisé ce tweet de @ouimenon, partagé plus de 20.000 fois.
Le jour où "intello" est devenu une insulte, on aurait déjà dû s’inquiéter. (...)
Tout ce qui sort du rang, tout ce qui s’en éloigne, tout ce qui n’appartient pas à la norme établie peut servir à la stigmatisation, pour peu que la brute sente que sa proie n’est pas en mesure de riposter. Ainsi, en 1839, dans Mémoires d’un Fou, Flaubert décrivait déjà la souffrance du « premier de la classe » qu’il a été :
« J’y vécus donc seul et ennuyé, tracassé par mes maîtres et raillés par mes camarades. J’avais l’humeur railleuse et indépendante, et ma mordante et cynique ironie n’épargnait pas plus les caprices d’un seul que le despotisme de tous. Je me vois encore assis sur les bancs de la classe, absorbé dans mes rêves d’avenir, pensant à ce que l’imagination d’un enfant peut rêver de plus sublime, tandis que le pédagogue se moquait de mes vers latins, que mes camarades me regardaient en ricanant. »
Mobbing ou bullying ?
Le harcèlement scolaire existe donc depuis des lustres et la répression n’a jamais été efficace. Peut-être que Freud avait raison : « L’éducation est un métier impossible. » Peut être que l’enfant est tel que le décrivait Mélanie Klein en 1932, « habité de pulsions sadiques et animé par des tendances destructrices ».
Mais je vois trop d’embellies et de générosité dans mon métier pour céder à ces sottises. Des solutions alternatives existent, et comme très souvent en matière d’éducation, c’est vers les pays scandinaves que nous devons nous tourner pour les trouver.
Là-bas, depuis trente ans, les professionnels collaborent pour développer des méthodes adaptées. (...)
La méthode Pikas : la justice réparatrice à l’école
Dans les années 1970, Anatol Pikas a mis au point la « méthode de la préoccupation partagée ». Les chercheurs Rigby et Griffiths ont démontré en 2010 que partout où elle a été mise en œuvre, cette méthode a obtenu des résultats spectaculaires.
Je l’ai découverte grâce à Jean-Pierre Belon et Bertrand Gardette qui, en 2016, ont publié Harcèlement scolaire : le vaincre, c’est possible. Là où j’ai été instinctif, cherchant à rendre avant tout justice à Lina, Pikas demande de prendre de la hauteur et du temps pour viser un climat durablement serein.
Il part du principe que le harcèlement est un phénomène de groupe : il y a les élèves dont l’implication est la plus grande, d’autres dont la participation à l’intimidation –en riant aux moqueries– est ponctuelle et enfin la partie de la classe qui se contente de regarder, mais sans jamais soutenir la cible.
La peur est le ciment du groupe et la démarche qui est mise au point consiste en une série de rencontres entre l’enseignant et tous les protagonistes pour enrayer cette dynamique. On revient sur les faits, on les reconnaît, on se met d’accord sur un degré d’implication allant de 1 à 5, puis on lance des actions, ensemble, pour remédier à la situation. On ne blâme pas les harceleurs, on ne les culpabilise pas, on ne les sanctionne pas. On va de l’avant, on répare.(...)