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Hors Etat et hors marché, la Coopérative intégrale de Barcelone n’est pas encore au paradis
Article mis en ligne le 31 mai 2015
dernière modification le 27 mai 2015

La Coopérative intégrale Catalane (CIC), initiée par le Robin des bois des banques, Enric Duran, recherché par la justice espagnole et aujourd’hui en exil, se trouve à un tournant. Forte de son succès, sa taille pose des questions d’organisation et de décentralisation. Un défi pour cette aventure extraordinaire.

Rappel de l’épisode précédent : Frauder le fisc pour faire la révolution, voilà une drôle d’idée ! Pourtant, c’est ce qu’a choisi de faire la Coopérative intégrale Catalane (CIC). Grâce au demi million d’euros détourné des caisses de l’Etat l’année dernière, ce mastodonte de l’alternative, fort de plus de deux mille membres, a soutenu des dizaines de projets dans des domaines aussi divers que l’éducation, la santé, le transport, la monnaie, le logement ou l’énergie. Leur but : créer des « services publics coopératifs » contrôlés par leurs usagers afin de se passer progressivement de l’euro, de l’Etat et des banques. Pour se financer, la coopérative s’appuie sur 700 auto-entrepreneurs (appelés socios auto-ocupados) qui rendent possible cette fraude fiscale à finalité sociale.

 Barcelone, reportage

Mais n’allez surtout pas dire à Gorka qu’il est membre d’une coopérative néolibérale. Il vous répondra, avec un phrasé aussi précis que le coup de scalpel d’un chirurgien, que « l’excédent issu de notre travail, plutôt que de le donner à l’Etat, nous l’utilisons pour l’autogestion des ressources du réseau qu’on est en train de construire ». Ce basque aux allures de paysan-comptable, béret sur le crâne, fines lunettes sur le nez, chaussures de randonnée aux pieds, ne laisse échapper aucun sourire ni mot superflu. Il fait partie des 70 personnes qui reçoivent une assignation (sorte de salaire militant versé par la CIC) et partage son temps entre la commission Coordination de la coopérative et une communauté au sud de Barcelone qui tend vers l’autonomie.

Restaurateurs, maraîchers, bûcherons, thérapeutes... parmi la dizaine d’auto-entrepreneurs que j’ai pu rencontrer, tous m’ont assuré qu’ils n’auraient pas pu créer leur activité sans l’aide de la CIC. « Je ne survivrais pas si je devais payer mes charges à l’Etat », résume un éditeur venu déposer des documents comptables au service Gestion économique, installé dans un immeuble squatté, à un jet de tapas de la Sagrada Familia. (...)

Mais les « services publics coopératifs » que la CIC veut mettre en place sont loin d’être fonctionnels, notamment en ce qui concerne la santé et l’éducation. En outre, en utilisant la CIC comme couverture juridique, les socios auto-ocupados n’ont pas de contrat de travail et ne cotisent donc pas pour leur retraite. L’un d’eux m’a confié avoir souscrit à une assurance privée pour pallier ce problème. (...)

Une option que Jesus, à la CIC depuis deux ans, écarte catégoriquement : « Je ne crois pas plus en l’Etat qu’au marché pour préparer mes vieux jours. Le fait de pouvoir avoir de quoi vivre une fois vieux ne devrait pas dépendre de combien tu as gagné dans ta vie. Par contre, je crois en la solidarité du réseau que l’on est en train de bâtir. »

Vu de France, cette logique anti-étatique surprend quand elle ne choque pas. Mais il faut avoir en tête que les Catalans ont un rapport à l’Etat différent du nôtre. « Pour nous, l’Etat, ce n’est pas comme en France synonyme de retraite et de sécurité sociale. Ça nous évoque plutôt Franco, la dictature et la corruption », (...)

En 2009, un an avant la création de la CIC, Enric Duran, surnommé le Robin des banques par les médias, est emprisonné pendant deux mois avant d’être libéré sous caution. Le retentissement de son action a grandement aidé dans le développement de la CIC, le bébé qu’il a mûri pendant ces quinze ans de militantisme altermondialiste. Beaucoup des membres viennent du réseau qu’il a construit et, de l’avis général, quand Enric donne son avis, c’est souvent celui-ci qui l’emporte. Bien qu’il s’en défende, il est le chef d’orchestre de cet opéra libertaire.

En février 2013, le jour de son procès, il ne se présente pas, dénonçant une parodie de justice. Depuis, il se cache dans différents pays d’Europe pour échapper à la justice espagnole qui le menace de huit ans de prison. L’homme n’est pas libre de ses mouvements mais cela ne l’empêche pas d’être occupé. Depuis sa cavale, il continue à participer à distance à diverses commissions de la CIC tout en préparant sa campagne de retour à la liberté et en travaillant à la construction... d’un nouveau système économique mondial. Excusez du peu ! Absent physiquement, l’homme est pourtant omniprésent dans les discussions et les esprits.

Mais depuis le début de sa clandestinité, la CIC s’en sort très bien, trop bien peut-être. En deux ans, elle est passée d’une dizaine de personnes recevant des assignations à soixante-dix. L’afflux d’argent généré par les auto-entrepreneurs a encouragé les membres à créer des commissions en pagaille dont la pertinence est aujourd’hui remise en cause. Des voix s’étonnent du peu de réalisations concrètes des commissions Santé et Education, ou encore de la banque autogérée, qui bénéficient pourtant de budgets conséquents.
Trier le bon grain de l’ivraie

Un dimanche d’avril, une assemblée exceptionnelle est convoquée pour gérer un problème de liquidités, mais comme souvent, le problème des assignations rejaillit. Cette fois-ci, c’est Dani, habillé d’un survêtement de coton rouge et gris qui semble ne jamais le quitter, qui lance la patate chaude sur la table. Il accuse sans les nommer des personnes d’être payées pour un travail qu’elles ne font pas, faisant ainsi reposer une charge plus grande sur les épaules des autres et retardant le développement du réseau.

Pendant qu’il parle, des nuées de mains se lèvent vers le ciel en tournant sur elles-mêmes, comme si elles cherchaient à dévisser des ampoules imaginaires. Il s’agit là d’un signe d’approbation silencieux mis en place pour faciliter les discussions de groupe pendant le mouvement des Indignés. Il propose alors de créer des mécanismes de contrôle pour que les gens « n’aient pas l’impression que l’assignation leur est due à vie ». Sa proposition provoque autant d’enthousiasme que de soupirs réprobateurs. Le modérateur semble dépassé, les prises de parole impromptues se multiplient.
(...)