Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
Reporterre
« Il faut cesser de dire ce que nous ne voulons pas pour commencer à dire ce que nous voulons »
14 avril 2016 / Entretien avec Frédéric Lordon
Article mis en ligne le 14 avril 2016

Comment Nuit debout pourrait-il éviter les écueils rencontrés par Occupy Wall Street aux États-Unis et le 15-M en Espagne ? En élargissant la base de la contestation, explique l’économiste Frédéric Lordon, et en dépassant le stade de la revendication pour dessiner un nouveau cadre, résumé dans la formule : « Non à la loi et au monde El Khomri. »

Frédéric Lordon — Au départ de ce mouvement, il y a le film de François Ruffin Merci patron ! Ce film raconte l’histoire d’un salarié licencié de LVMH pour qui Ruffin et son équipe réussissent à soutirer 40.000 euros à Bernard Arnault, l’un des plus grands patrons de France, et à le contraindre à réintégrer le salarié en CDI dans le groupe ! Ce film est tellement réjouissant et donne une telle énergie que nous sommes quelques-uns à nous être dit qu’il ne fallait pas la laisser perdre, qu’il fallait en faire quelque chose. Nous nous sommes dit, surtout, qu’il y avait peut-être là comme un détonateur. La situation générale nous semblait très ambivalente : sombre et désespérante à de nombreux égards, mais en même temps très prometteuse : saturée de colères et en attente de ce qui allait les faire précipiter. Le film pouvait être le catalyseur de ce précipité. Nous avons donc organisé une soirée fin février pour débattre de ce que nous pouvions faire à partir de ce film, et de ce que nous pouvions faire tout court. Il nous est apparu que le jeu institutionnel partidaire étant irrémédiablement sclérosé, il fallait un mouvement d’un autre type, un mouvement d’occupation où les gens se rejoignent sans intermédiaire, comme il y a eu OWS [Occupy Wall Street] aux États-Unis et 15-M [le mouvement des indignés] en Espagne. L’idée est partie d’une projection publique du film place de la République, à Paris, et puis d’y agréger toutes sortes de choses. Là-dessus, la loi El Khomri arrive, qui donne un formidable supplément de nécessité et d’élan à notre initiative. Le mot d’ordre est alors devenu : « Après la manifestation, on ne rentre pas chez nous. » Et nous sommes restés. (...)

Tant que les luttes restent locales, sectorielles et dispersées, elles sont certaines d’être défaites ou d’avoir à recommencer éternellement. Tout notre travail consiste en permanence à chercher le dénominateur commun à toutes les luttes pour leur donner la force du nombre. On peut alors très facilement rassembler ainsi les salariés — et de toutes conditions, même les cadres —, les chômeurs, les précaires, mais aussi les étudiants et les lycéens, qui sont les futurs précaires. Mais on peut aussi toucher, par exemple, les agriculteurs qui, s’ils ne sont pas des salariés, n’en ont pas moins à souffrir de la logique générale du capital. Ou bien, pour les mêmes raisons, ceux qui, comme les zadistes de Notre-Dame-des-Landes, s’opposent à des projets d’aménagements locaux absurdes, dictés uniquement par des logiques économiques aveugles. Nous avions surtout à cœur de faire se rejoindre et se parler des fractions de la gauche qui se tiennent ordinairement séparées et se regardent avec une certaine méfiance. En gros, d’une part les militants de centre-ville, jeunes, à niveau relativement élevé de capital scolaire et culturel, assez souvent intellectuels précaires et, d’autre part, les classes ouvrières syndiquées dont les traditions de lutte sont extrêmement différentes. Or cette jonction est décisive pour la puissance d’un mouvement social. Et plus décisive encore la jonction avec la jeunesse ségréguée des banlieues, qui a ses colères et ses luttes propres, mais que les deux autres blocs ignorent complètement. Je dis que cette jonction est la plus décisive car le jour où elle sera faite, alors oui, vraiment, le gouvernement tremblera : c’est qu’à ce moment-là, le mouvement sera irrésistible. (...)

il faut avoir conscience que revendiquer est une posture défensive, qui accepte implicitement les présupposés du cadre dans lequel on l’enferme, sans possibilité de mettre en question le cadre lui-même. Or il devient urgent de mettre en question le cadre ! C’est-à-dire de passer non plus à la revendication mais à l’affirmation du cadre que nous voulons redessiner. Pour le coup, il n’y a personne auprès de qui nous pourrions « revendiquer » un autre cadre. C’est à nous de nous emparer de cette question et de le faire ! Voici alors comment nous articulons revendication et affirmation : nous disons « non à la loi et au monde El Khomri ». Nous revendiquons contre la loi mais nous affirmons que nous voulons un autre monde que celui qui réengendre sans cesse des lois comme celle-là. Tant que nous resterons dans le seul registre revendicatif, nous n’en finirons pas de devoir parer les coups les uns après les autres dans ce registre exclusivement défensif où le néolibéralisme nous a enfermés depuis trois décennies. Il faut passer à l’offensive, et passer à l’offensive, c’est cesser de dire ce que nous ne voulons pas pour commencer à dire ce que nous voulons. (...)

En France, quelqu’un qui dit qu’il n’est « ni de droite ni de gauche » est immanquablement de droite, ou finira à droite. De même, je ne pense pas que les inégalités monétaires — à partir desquelles Podemos reconvertit le clivage droite/gauche en clivage 1 %-99 % — soit un thème politiquement très tranchant. Le thème des inégalités est d’ailleurs en train de devenir une espèce de consensus mou — on y retrouve jusqu’à l’OCDE et le journal libéral The Economist…

La vraie question n’est pas celle des inégalités de revenus ou de fortune, c’est la question de l’inégalité politique fondamentale qu’instaure le capitalisme même : les salariés vivent sous des rapports de subordination et d’obéissance (...)

C’est ça, la vraie question : la question de l’empire du capital sur les individus et sur la société tout entière. Et c’est cela la gauche : le projet de lutter contre la souveraineté du capital. (...)

Comment sortir de l’antinomie entre l’improductivité et le retour à l’écurie parlementaire ? La seule réponse à mes yeux est : en se structurant non pour retourner dans les institutions mais pour refaire les institutions. Refaire les institutions, ça veut dire réécrire une Constitution. Et voici alors la deuxième raison pour laquelle la sortie par la Constitution a du sens : le combat contre le capital. Pour en finir avec le salariat comme rapport de chantage, il faut en finir avec la propriété lucrative des moyens de production, or cette propriété est sanctuarisée dans les textes constitutionnels. (...)