
Avec Adieux au capitalisme – Autonomie, société du bien-vivre et multiplicité des mondes (La Découverte, 2014), Jérôme Baschet concentre un état des lieux très stimulant de la critique sociale actuelle.
Plutôt que de rester dans la sidération devant l’avalanche du pire ou dans l’attente d’un effondrement qui est peut-être déjà là, Jérôme Baschet pense que « tant que la croyance (ou simplement la sensation) qu’il n’y a pas d’autre forme sociale viable demeurera inébranlée, tant que n’aura pas commencé à prendre consistance la possibilité d’une organisation non capitaliste de la vie, la plupart d’entre nous continueront de se résigner à l’état de fait ou de promouvoir des arrangements limités au sein du désastre. »
Entretien. (...)
l’historien a beaucoup à apprendre des zapatistes, qui conçoivent leur lutte comme une rébellion de la mémoire, contre l’oubli et contre le présent perpétuel qui domine à l’âge néolibéral.
Par ailleurs, la lutte zapatiste se définit comme anticapitaliste et je partage cette perspective, qui est aussi celle de la « Sexta », le réseau planétaire que l’EZLN appelle à créer. Or, être anticapitaliste n’a pas de sens si l’on n’envisage pas sérieusement la possibilité d’un monde post-capitaliste et, donc, si l’on ne commence pas à rouvrir la réflexion sur un tel futur. Tout en prenant largement appui sur une expérience présente, concrète et tangible, celle des zapatistes, mon livre lance quelques propositions et voudrait être un appel à intensifier la discussion collective sur les mondes non capitalistes que nous voulons, et cela dans une perspective non étatique, non productiviste et non eurocentrique. Donner plus de consistance à ces possibles hors du capitalisme est un puissant moyen pour vaincre la résignation ou le désenchantement, et une source d’énergie pour nous mettre en mouvement ou accélérer le pas dans la construction, dès maintenant, d’autres réalités. (...)
Les zapatistes luttent pour « un monde dans lequel il y ait place pour de nombreux mondes ». Le monde postcapitaliste ne saurait être un univers unifié, soumis à un projet homogène. Il suppose au contraire une libération de la multiplicité. Il est évident, par exemple, que les Indiens amazoniens, les urbains européens ou les ruraux d’Asie du Sud-Est ne feront pas les mêmes choix de vie et n’auront pas la même idée de ce qu’est le bien-vivre. Il est indispensable non seulement de respecter cette diversité, mais aussi d’être en mesure de surmonter les difficultés, voire les risques de tensions ou de conflits, qui peuvent en découler. Cela ne peut se faire sans une capacité de compréhension des autres cultures, sans une disposition à l’écoute, à la relativisation de soi et au dialogue, engagé sur un plan de stricte égalité. C’est exactement cela que l’on peut nommer interculturalité. (...)
La ZAD de Notre-Dame-des-Landes, bourgeon quasi zapatiste, pourrait-elle figurer dans ce que vous appelez les « espaces libérés » ?
Bien sûr ! NDDL est très clairement un exemple d’espace libéré. Parler d’espaces libérés ne suppose pas qu’ils soient entièrement soustraits à la domination des logiques capitalistes. Ils ne sont que partiellement libérés et demeurent en butte à la répression, aux contraintes systémiques qui bloquent leur extension et les minent de l’intérieur. Même les zapatistes, qui ont sans doute créé l’un des « espaces libérés » les plus amples et les plus radicaux que l’on puisse connaître aujourd’hui ont bien conscience qu’ils ne sont pas sortis du capitalisme et qu’ils sont au contraire assiégés par les pouvoirs qui le servent et par les règles économiques qui le caractérisent. Un espace libéré est donc nécessairement à la fois un espace de construction et un espace de combat, qui résiste pour ne pas être réabsorbé par la synthèse capitaliste et qui lutte pour s’étendre. Il serait vain de croire qu’on peut construire sans résister, et stérile de résister sans construire. (...)
L’un des chapitres est consacré à l’autonomie, entendue comme forme d’organisation politique non étatique. J’analyse ainsi l’expérience zapatiste et notamment ses Conseils de bon gouvernement, qui fonctionnent avec des charges électives, révocables, rotatives, sans rémunération ni avantages matériels. Il s’agit ainsi d’éliminer la séparation entre gouvernants et gouvernés, ce qui suppose d’inventer en permanence des mécanismes pour lutter contre le risque que cette césure se réintroduise. (...)
En même temps, il a toujours existé des espaces de vie non entièrement dominés pas les logiques capitalistes ; ils sont même nécessaires à la reproduction du capitalisme. Multiplier les micro-espaces libérés sans qu’ils restent ou redeviennent des adjuvants du système est une question cruciale. Il me semble que la différence ne tient pas vraiment à une question d’échelle, mais plutôt à la nature du processus. Il s’agit de savoir si on inscrit ou non ces espaces libérés dans une dynamique anticapitaliste. Si oui, ils n’ont de sens qu’à assumer un rapport conflictuel avec ce qui les entoure, notamment parce qu’ils cherchent à croître contre ce qui les environne. Sinon, ils peuvent en effet n’être que de petits îlots pour essayer de se protéger un tant soit peu du désastre général. (...)