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Il y a 100 ans : premier exercice de propagande de masse avec la commission « Creel »
Article mis en ligne le 14 septembre 2017

Qu’il s’agisse de permettre la mise en œuvre de stratégies de communication ou de les commenter (quand ce n’est pas les deux à la fois), très nombreux sont les articles et les émissions politiques des médias dominants qui relèvent du marketing politique [1]. Il peut donc être utile de s’intéresser à l’histoire des relations entre le monde politique et l’industrie des relations publiques, et au rôle joué par les médias dans cette histoire.

L’occasion nous en est donnée cette année, quelques semaines après l’élection d’un candidat sans programme adulé par nos grands médias [2], et un siècle après l’expérience qui aura fourni la preuve éclatante de l’efficacité des techniques de propagande aux élites politiques et économiques occidentales qui en useront massivement par la suite, et qui aura constitué une sorte d’acte de naissance pour ce qui est depuis devenu l’industrie des relations publiques [3]

En 2017, les spécialistes de « relations publiques », souvent appelés communicants, voire « spin doctors » (dans une version plus idéalisée), sont des personnages bien connus : on les interroge sur les plateaux télé et dans les colonnes de la presse quotidienne aussi bien que magazine, on éditorialise sur leurs stratégies et leurs « coups », on enquête sur leur influence et leurs réseaux, et on les voit même en héros de fiction, notamment dans des séries comme « House of Cards » ou « Borgen ». En raison de leurs affinités avec la publicité, importante source de revenus pour beaucoup de grands médias, les communicants les plus en vue ont même les honneurs de la presse (...)

lorsque les Etats-Unis entrent en guerre en 1917, le concept de relations publiques n’est pas encore véritablement constitué. Il existe cependant quelques personnes qu’on appellerait aujourd’hui des communicants, et notamment deux qui peuvent légitimement prétendre au titre honorifique de créateurs des relations publiques : Ivy Ledbetter Lee (1877 – 1934) parce qu’il a sans doute été le premier, cet ancien journaliste ayant travaillé dès 1906 pour la Pennsylvania Railroad puis pour la Colorado Fuel and Iron Company de John D. Rockefeller [4] ; et Edward Bernays (1891 – 1995) parce qu’il a été celui qui a le plus théorisé et diffusé les techniques de propagande. Propagande est d’ailleurs le mot choisi par Bernays lui-même pour définir son travail. Son livre le plus célèbre, à la fois manuel de base du communicant et plaidoyer pour l’utilité sociale des conseillers en relations publiques, est titré Propaganda, et est devenu une référence incontournable des communicants et des publicitaires pendant des décennies. Ce double neveu de Freud [5] dirigea des campagnes diverses et souvent couronnées de succès, comme celle menée pour l’American Tobacco Company visant à rendre la cigarette populaire chez les femmes, celle qui créa le mythe du petit déjeuner typiquement américain à base de bacon, conçue pour une entreprise de charcuterie industrielle, ou encore celle menée dans les années 50 pour le compte de la CIA qui voulait présenter le coup d’État militaire qu’elle préparait au Guatemala comme une victoire de la liberté et de la démocratie – cette « victoire » inaugura en vérité un bain de sang qui fera plus de 100 000 morts lors des cinq décennies qui suivirent.

Mais ni l’histoire des relations publiques ni la carrière de Bernays n’auraient été les mêmes sans la Commission sur l’Information du Public (Committe on Public Information, CPI), souvent appelée Commission Creel, du nom de George Creel qui la dirigea. Cette commission fut d’une importance cruciale pour Bernays comme pour la future industrie des relations publiques : non seulement il y travailla et eut donc l’occasion d’y mettre au point certaines des techniques qu’il utilisera durant le reste de sa carrière, mais le succès de cette commission apporta la preuve de l’efficacité de ces techniques à l’ensemble des élites politiques et économiques qui y eurent recours de façon exponentielle par la suite (...)

« J’étais fermement opposé aux lois de censure. […] Je ne niais pas la nécessité d’une forme de censure, mais j’avais la conviction profonde que les résultats escomptés pouvaient être obtenus sans avoir à payer le prix d’une loi en bonne et due forme. » [9]. George Creel fut donc sans doute l’un des premiers fonctionnaires modernes à miser aussi largement sur l’autocensure, qu’il appelle la « censure volontaire », pour un contrôle efficace de la presse.

Cette autocensure fonctionnait selon un mécanisme général assez simple, et très familier aujourd’hui : les publications qui refusaient de suivre les recommandations de la commission, intitulées « Ce que le gouvernement attend de la presse » étaient menacées de ne plus avoir accès aux informations officielles produites par la division « Informations » de la commission. Cette division était le centre névralgique de la commission, responsable de la production d’information « en direct », et fonctionnant comme un bureau d’information accessible à la presse – à condition bien sûr que les journalistes fassent preuve d’un minimum de bon sens patriotique. La division « Informations » était également à l’origine d’une publication quotidienne à destination des journalistes et des élites politiques, l’Official Bulletin, lancé dès mai 1917, qui reprenait les principales informations et déclarations officielles, sans commentaire ni éditorial.

Les recommandations de la commission furent scrupuleusement suivies par la grande majorité des médias (...)

la division « coopération civique et éducative » produisait du matériel de propagande ajusté aux besoins des enseignants, notamment sur le contexte historique et les motifs de l’entrée en guerre des États-Unis. Cette division éditait une publication mensuelle envoyée à toutes les écoles du pays, le National School Service, qui contenait plusieurs articles pour aider les professeurs à traiter le sujet, ainsi qu’un résumé des derniers événements, des déclarations de responsables politiques et militaires, du matériel à utiliser en classe, des histoires, des chansons, des poèmes et des problèmes mathématiques traitant de la guerre et du (beau) rôle qu’y jouaient les États-Unis (les problèmes mathématiques pouvaient par exemple porter sur les « emprunts de la liberté »). On estime que la propagande de guerre ainsi diffusée a pu atteindre 20 millions de foyers aux États-Unis [15].
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Les relations publiques … un siècle après

Au-delà de l’intérêt documentaire de l’histoire de la commission Creel, cet épisode permet de comprendre un peu différemment la place occupée aujourd’hui par l’industrie des relations publiques. En effet, le succès de la propagande mise en œuvre par la commission Creel en temps de guerre, qui fut jugé comme décisif dans la victoire des Alliés, ainsi qu’une certaine apparence de scientificité s’appuyant sur les avancées de la psychologie et de la « psychologie des foules », incita les grandes entreprises autant que les organisations politiques et les gouvernements à faire appel à des « conseillers en relation publiques » de façon croissante.

Edward Bernays écrit ainsi, en 1928 : « C’est, bien sûr, l’étonnant succès que [la propagande] a rencontré pendant la guerre qui a ouvert les yeux d’une minorité d’individus intelligents sur les possibilités de mobiliser l’opinion, pour quelque cause que ce soit ». Dans ses mémoires, publiées en 1965, il raconte l’horreur qui l’a saisi lorsqu’il apprit que les « individus intelligents » peuvent également être terriblement dangereux : « Goebbels […] se servait de mon livre pour élaborer sa destructive campagne contre les juifs d’Allemagne. J’en fus scandalisé. »

Un scandale sans doute d’autant plus grand que Bernays considérait l’utilisation de la propagande comme indispensable en démocratie. Dans Propaganda, il prend de grandes libertés avec la logique pour tenter de montrer qu’au fond, la démocratie c’est la propagande. (...)

Notons qu’il n’y a, dans les propos de Bernays, aucune critique de cette conception de la démocratie radicalement incompatible avec l’acception classique du gouvernement « par le peuple pour le peuple ». Une dernière citation suffit amplement à s’en convaincre : « Notre démocratie ayant pour vocation de tracer la voie, elle doit être pilotée par la minorité intelligente qui sait enrégimenter les masses pour mieux les guider. » ’...)

Sans doute le rêve de Bernays ne s’est-il pas vraiment accompli. La propagande n’est pas toute puissante. Son efficacité varie selon les circonstances. Les luttes politiques impliquent encore d’autres forces et d’autres groupes que « les minorités intelligentes » qui cherchent à enrégimenter les masses au service de leurs intérêts. Mais l’expérience de la commission Creel, par ce qu’elle montre avec un puissant effet grossissant, nous permet d’apercevoir à quel point les médias, en tant que moyens de communication de masse, sont un enjeu de ces luttes politiques. (...)