Il y a eu, il reste encore, l’océan cannibale et ses îles volcaniques, mirages des vivants.
Je suis devant ; debout sur une rive à deviner ceux qui n’arrivent plus. La route atlantique hérissée de barbelés virtuels s’est faite cul-de-sac mais les hommes n’ont pas renoncé à partir ; ils ont juste changé de mer à traverser, modifier l’itinéraire de leur improbable voyage, échangé un enfer contre un autre.
Malte, Lampedusa, je ne veux pas voir ces photos-là. Pas d’images, pas de sons. Ni voir ni entendre ; je sais déjà et j’en fais quoi ? Pas ces cadavres anonymes dans les linceuls blancs improvisés, pas ces morts emballés dans des housses mortuaires noires, prêts pour l’autopsie d’un chaos, pas ces rescapés malvenus grelottant dans les couvertures de survie dont l’or métallique, cannibalisé par les projecteurs, rappelle que le soleil ne brille pas pour tout le monde.
(...) Oui, la question migratoire est cruciale, plus que jamais peut-être car les boucs émissaires sont de plus en plus lourdement chargés et la mondialisation de l’ignominie encore plus forte que celle de « l’indifférence ».
En temps de guerres comme en temps de paix, qu’entend-t-on de la souffrance muette des « boucs en partance » devenus boucs en errance puisqu’ils n’arrivent pas, ou si peu, ou si mal car si mal accueillis – centre de rétention administrative, fichage, arrachage d’empreintes, déni de minorité, refus d’asile, files d’attente interminables devant des préfectures dont le service étranger se spécialise dans le non accueil – ; qu’entend-t-on de leur désespoir discret quand seule la mort les rend visibles, un temps très court, dans quelques brèves ? (...)
Un drame un peu plus visible que les précédents et on annonce une « journée de pleurs » ; une journée et des larmes contre plus de vingt mille absents, certainement bien plus. Et combien pour tous ceux à manquer qui sont déjà en marche ? pour les autres naufrages annoncés ? combien de larmes taries avant d’avoir jailli ? Déjà versées pour solde de tout mécompte !
Oui, j’entends parler de corridors humanitaires, de règles sécuritaires, de Frontex, de surveillance aux frontières, de présence militaire et j’imagine les crocodiles qui hantent ces eaux-là en embuscade, vaguement ensommeillés ou veillant prêts à punir, à surgir, à refermer le piège de leurs mâchoires sur la chair tendre des songes, à ramener le rêveur imprudent sur sa rive, mort ou vif.
Oui, on nous dit les insurrections, les conflits, la faim, le rêve à portée d’antenne parabolique, mais pourquoi ne parle-t-on pas davantage de l’ordre inéquitable du monde qui broie les humains et les met sur les routes du néant seuls ou en hordes déterminées et silencieuses ? (...)
Les sons du sinistre se bousculent à la radio, marche funèbre pour une humanité moribonde. S’indigner, pleurer puis oublier ; passer à autre chose. Notre faculté d’occulter ou de nous accommoder m’est insupportable et je demeure en rage au milieu de mes frères et sœurs rescapés et inconsolés. Nous ne pouvons ignorer que s’ils ne sont pas morts une première fois, ils périront par l’oubli ou noyés dans les larmes des crocodiles, comme leurs semblables infortunés.