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« Inch’Allah » : deux journalistes du Monde forment des étudiants en déformant le 93
Par Nassira El Moaddem, Faïza Zerouala (Mediapart)
Article mis en ligne le 27 octobre 2018

Deux journalistes du Monde, Gérard Davet et Fabrice Lhomme viennent de publier un livre consacré à la Seine-Saint-Denis, baptisé "Inch’Allah, l’islamisation à visage découvert". Cinq étudiants en journalisme ont été chargés d’arpenter le département pour raconter "la progression rampante" de la religion musulmane. Les auteurs promettent un ouvrage sans idéologie mais « 100 % faits ». Cette promesse éditoriale n’est pas tenue. Compte-rendu

L’attelage est alléchant. Deux journalistes expérimentés. Cinq étudiants en dernière année au Centre de formation du journalisme. Leur mission : réaliser une enquête sur un sujet brûlant. Pour ce faire, Gérard Davet et Fabrice Lhomme, enquêteurs au Monde, ont nommé leur cellule d’enquête « Spotlight », du nom de celle… formée par le Boston Globe pour révéler, en 2002, un immense scandale de pédophilie. Ici, les jeunes journalistes en formation ont disséqué la Seine-Saint-Denis avec un angle précis : y raconter la progression grandissante de la religion musulmane. L’ouvrage, paru mi-octobre, s’intitule donc Inch’Allah : l’islamisation à visage découvert (éditions Fayard).

Les jeunes journalistes n’ont pas l’honneur de voir leur nom figurer sur la couverture. Ivanne Trippenbach, Célia Mebroukine, Romain Gaspar, Hugo Wintrebert et Charles Delouche ont pourtant consacré neuf mois de leur temps, en parallèle de leur formation, à réaliser un travail de terrain. Les deux vedettes de l’investigation n’ont jamais mis les pieds en Seine-Saint-Denis pour cette enquête, racontent-ils eux-mêmes dans la préface. « On a relu, enrichi et retouché leurs textes. Mais nous avons mis un point d’honneur à ne jamais les accompagner à un seul rendez-vous, ni à leur fournir le moindre document. » Les jeunes gens, eux, n’ont pas eu la satisfaction d’être rémunérés pour leur travail. Contactés par nos soins, les étudiants auteurs de cette enquête n’ont « pas souhaité donner suite » à notre demande.

Une enquête, vraiment ?

Voile, nourriture halal, prières, djihadisme, tout est mélangé, rien n’est oublié dans ce patchwork. Le livre est construit autour de 21 personnes à qui les jeunes journalistes consacrent un chapitre. Il entend proposer un éclairage inédit mais en réalité, la grande majorité des intervenants se sont déjà exprimés. La directrice d’école Véronique Decker par exemple (qui a nuancé ses propos et critiqué le résultat de l’ouvrage dans une tribune) a déjà raconté son parcours dans deux livres et dans de nombreuses interviews, par exemple sur Mediapart.

Amar Salhi, patron du fameux bar-PMU de Sevran prétendument interdit aux femmes, a aussi bénéficié d’une très large couverture médiatique après la révélation par le Bondy Blog de la supercherie du reportage diffusé par France 2. Révélation dont le livre ne fait curieusement pas état : aucune référence à cette contre-enquête n’est faite, laissant ainsi penser que les jeunes journalistes lèvent un lièvre. (...)

Les jeunes reporters avaient pour consigne de n’interviewer personne sous le sceau de l’anonymat. Ils ont privilégié le terrain, multiplié les entretiens, près de 200 selon leur comptage ; mais la difficulté de la requête – ne serait-ce que du fait de leur manque d’expérience et de carnet d’adresses – les a menés à interroger toutes les figures habituelles sur le sujet. Ce principe gouverne l’ensemble de cet essai, où la quasi-totalité des informations publiées sont déjà connues. Même ce qui est présenté comme un scoop ne l’est pas. L’existence de cette cellule dédiée à la surveillance des employés de l’aéroport de Roissy a été racontée dans la presse dès… mai 2016.

Les journalistes font toutefois une révélation. Ils exposent les dysfonctionnements des services de renseignement, qui ont privé la Seine-Saint-Denis de surveillance de l’islamisme radical entre 2010 et 2013, selon le témoignage accablant de l’ancien directeur du Service territorial du renseignement du département, confirmant celui d’un ancien policier des Renseignements généraux désormais à la retraite. Ce chapitre reste le plus instructif de l’ouvrage.

La Seine-Saint-Denis, département fantasmé (...)

L’ouvrage fourmille de formules et de clichés ethnographiques sur le « 9-3 », avec une petite pointe de mépris : « En Seine-Saint-Denis, l’information circule vite, en dehors des canaux habituels. » La femme voilée quasi intégralement a « des yeux de biche ». Le directeur d’une école privée musulmane « arbore une tenue devenue familière dans les rues de Saint-Denis : le kamis ». (...)

Les deux journalistes du Monde et leurs reporters multiplient les anecdotes et les lieux communs sur la Seine-Saint-Denis. Difficile en revanche pour les lecteurs d’obtenir une vision globale de ce département, notamment sur ses réalités sociales. Absents, les 29 % du taux de pauvreté, le plus élevé de France métropolitaine, ou les 20 % du taux de chômage recensés par l’Insee (taux qui atteint les 50 % dans certains quartiers estampillés « politique de la Ville ») ; rien non plus sur la sous-dotation en services publics dénoncée par les élus du 93, de tous bords (certains ont même annoncé vouloir porter plainte contre l’État).

Les inégalités éducatives du département sont à peine évoquées. Le Conseil national d’évaluation scolaire vient pourtant de sortir un rapport sur la question. (...)

Les lecteurs reçoivent cette collection d’anecdotes sans jamais pouvoir en tirer du sens. Aucun sociologue ou historien n’intervient jamais pour injecter un peu de perspective à ce chapelet d’histoires à la temporalité floue.

C’est un choix délibéré, a expliqué Gérard Davet dans l’émission « Arrêt sur images » : pas question de se faire « des nœuds au cerveau », a confié le journalisme en affichant sans complexe son anti-intellectualisme. Dans le documentaire La Plume dans la plaie diffusé sur LCP, qui raconte cette expérience mois après mois, on voit les deux journalistes du Monde balayer à plusieurs reprises les doutes des jeunes enquêteurs, mal à l’aise face à cet inventaire à la Prévert.

Dommage, car dans l’un des passages consacrés à l’éducation, les auteurs tiennent un élément d’analyse intéressant : le choix fait par certaines familles de scolariser leurs enfants dans des établissements confessionnels musulmans, davantage pour échapper à des conditions d’apprentissage dégradées dans l’enseignement public que pour des motivations religieuses, celles-ci s’effaçant derrière la volonté d’offrir ce qu’ils jugent être le meilleur à leurs enfants.

Islam, islamisme, islamisation
Même le sous-titre de l’enquête sur « l’islamisation » à visage découvert en Seine-Saint-Denis interroge. Mais qu’est-ce que l’islamisation ? Les auteurs parlent-ils ici du fait qu’aujourd’hui, de nombreux habitants y sont de confession musulmane ? Ou plutôt d’une expansion de l’islam ? Ou bien d’un processus de conquête du pouvoir politique ? Ou même d’une action de conversion à grande échelle que subirait la Seine-Saint-Denis ?

D’ailleurs, de qui parle-t-on ? L’ouvrage cite un chiffre qui étonne : « 700 000 musulmans sont répertoriés en Seine-Saint-Denis sur une population d’1,6 million d’habitants », écrivent les auteurs, soit quasiment la moitié des habitants du département. D’où proviennent ces certitudes, alors que tout recensement ethnique ou religieux est interdit en France ? De l’ancien préfet du département, Philippe Galli, le 31 janvier 2015, qui les a confiées à l’issue d’une réunion avec des membres de la communauté musulmane. Un chiffre jugé « peu crédible » par le doctorant Wilfried Serisier, chercheur à l’Institut français de géopolitique et spécialiste de la Seine-Saint-Denis. Fabrice Lhomme, à une question de France Inter le 15 octobre 2018, a lui-même reconnu une estimation « au doigt mouillé ».

L’islam raconté dans leur enquête est relié au courant sunnite pratiqué dans les pays du Maghreb dont sont originaires les habitants, à savoir le Maroc, la Tunisie, l’Algérie. En revanche, rien sur l’islam turc ou les islams pratiqués par les habitants de la Seine-Saint-Denis venus d’Afrique noire ou du sous-continent indien : Pakistan, Inde, Bangladesh… (...)

l’un des aspects les plus problématiques de l’ouvrage : préférer le mot « islamisation », peu utilisé et mal défini, à celui d’islamisme, bien plus connoté négativement et renvoyant clairement à une idée de domination politique. Objectif : éviter les procès en amalgames et en islamophobie.

Pourtant, les mots convoqués tout au long des 290 pages pour décrire des situations, pour la très grande majorité de seconde main, sont sans nuance : « poussée intégriste », « loi islamique qui gagne des parts de marché », « montée en puissance d’un islam revendicatif qui chercherait à étendre son territoire », « fondamentalistes de plus en plus nombreux », « islam fort et présent comme jamais », « prosélytisme islamique »…

Si ces termes étaient utilisés pour décrire les cas d’islamisme radical causant des risques pour la société, il n’y aurait rien à redire. Le problème, c’est qu’ils sont convoqués pour décrire des demandes de pratique religieuse sans rapport avec un quelconque extrémisme.

De plus, le concept même d’islamisation n’est pas neutre. L’extrême droite, dans certaines mouvances xénophobes, l’utilise pour décrire une prétendue invasion de l’Europe par les musulmans. Pegida ou l’Afd en Allemagne, la Ligue du Nord en Italie, le Parti de la Liberté (PVV) aux Pays-Bas en ont fait leur cheval de bataille idéologique.

Par ailleurs, le choix de l’expression « Inch’Allah » sans traduction dans le titre est discutable. Combien de musulmans – voire de non-musulmans- utilisent ces mots tous les jours, parfois par pur réflexe, sans aucune volonté de prosélytisme, de conquête linguistique ou de domination religieuse ou politique ? (...)

L’islam, un problème ?

La méthode employée amène à se demander si, pour les auteurs, l’islam ne serait pas vu comme un problème. (...)

En quoi le recours à ces pratiques d’exorcisme serait-il la preuve d’une « islamisation rampante » en Seine-Saint-Denis ? Quid des rebouteux ? Est-ce un signe de christianisation galopante des campagnes ? Les dérives sont évidemment condamnables, mais pourquoi appliquer encore et toujours un traitement différencié à la religion musulmane ? Dans leur prudente préface, Gérard Davet et Fabrice Lhomme n’expliquaient-ils pas que « vivre sa foi intensément n’est pas contradictoire avec ce fameux principe de laïcité sur lequel se fonde, en matière religieuse, la République » ? C’est pourtant l’inverse que l’on retient de cette lecture.