
Pointées du doigt comme modèles de la « mal-information », les chaînes d’information en continu concentrent les critiques : information spectacle, remplissage, prééminence du commentaire sur le reportage ou l’analyse de fond… L’information en continu apparaît cependant non comme une dérive, mais comme le miroir grossissant des travers du système médiatique actuel.
(...) Souvent allumées en bruit de fond dans les bistrots ou les salons, les chaînes d’information en continu sont devenues familières. Ces trente dernières années, elles ont accompagné les transformations de l’espace médiatique – et y ont contribué.
France Info (1987) ou le « self-service » de l’information
L’information en continu est une invention (relativement) récente. La première chaîne télévisée « tout-info » est états-unienne : il s’agit de CNN (Cable News Network) lancée le 1er juin 1980 par l’homme d’affaires Ted Turner (nous y reviendrons). En France, le premier média à mettre en œuvre le principe de l’information en continu est une station de radio.
France Info est lancée le 31 mai 1987 par Radio France. Le concept s’inspirait, non de CNN – où le direct occupe une place bien plus importante – mais de celui des radios états-uniennes « all news » (tout info) aux grilles de programmes rigides et au ton sobre. Une formule qui donne à l’antenne des allures d’horloge parlante (ou encore de « robinet à nouvelles »).
La grille de France Info repose à l’origine sur une série de boucles, en grande partie préenregistrées, qui se succèdent toutes les demi-heures. Avec un journal d’information (sept minutes) et le rappel des titres tous les quarts d’heure, le tout est émaillé de chroniques (bourse, sport, culture, santé, consommation…) ou de reportages de moins de deux minutes s’enchaînant selon une mécanique bien huilée. (...)
Malgré un certain scepticisme entourant le projet, France Info trouve rapidement son public (...)
En 1987, le concepteur de France Info, Jérôme Bellay, alors directeur de l’information de Radio France, expliquait vouloir créer « un self-service de l’actualité pour l’homme pressé ». Bref, « de l’information de consommation » pour des auditeurs qui « resteront à l’écoute un quart d’heure en moyenne [2] ». Il proposait ainsi une première conception de l’information en continu : une offre d’information rapide, disponible à toute heure, à destination des catégories aisées.
LCI (1994) : « la chaîne des invités »
Jérôme Bellay ne restera que deux ans à la tête de France Info. Mais son expérience sera mise à profit par TF1, dont le patron Patrick Le Lay souhaite créer la première chaîne télévisée française « tout-info ». La Chaîne Info (LCI) diffusera pour la première fois le 24 juin 1994, sur le câble. Bellay en sera le maître d’œuvre, avec Christian Dutoit, alors directeur général adjoint de TF1. On évoque alors dans la presse un « syndrome CNN ». Pourtant le concept de LCI met moins l’accent sur la dramaturgie du direct et des « breaking news » (les éditions spéciales) que son homologue états-unienne. Son domaine de prédilection : les débats télévisés.
Christian Dutoit évoque un des arguments ayant prévalu à la création de LCI : « Cette chaîne sera un instrument de pouvoir. » Selon lui, « 20 000 à 25 000 Français se considèrent comme des acteurs de premier plan de la vie politique, économique, religieuse, intellectuelle, scientifique ». Et d’en conclure : « Si nous ouvrons une chaîne d’information, on se fera 25 000 copains [3]. » Le principe est simple : multiplier les plateaux, les invités, et au moins en partie, les obligés. L’avantage : en période de disette d’actualité, il est toujours possible de discuter entre « copains ».Christian Dutoit évoque un des arguments ayant prévalu à la création de LCI : « Cette chaîne sera un instrument de pouvoir. » Selon lui, « 20 000 à 25 000 Français se considèrent comme des acteurs de premier plan de la vie politique, économique, religieuse, intellectuelle, scientifique ». Et d’en conclure : « Si nous ouvrons une chaîne d’information, on se fera 25 000 copains [3]. » Le principe est simple : multiplier les plateaux, les invités, et au moins en partie, les obligés. L’avantage : en période de disette d’actualité, il est toujours possible de discuter entre « copains ». (...)
À son lancement, certains esprits chagrins rebaptisaient déjà LCI « la chaîne des invités »… Elle sera néanmoins la première chaîne de télévision française à mettre en œuvre un format « breaking news ». (...)
Pour la première fois se met en place un dispositif désormais familier aux téléspectateurs des chaînes d’information en continu (...)
LCI a ainsi dessiné les contours de l’information en continu telle que nous la connaissons actuellement : multiplication des plateaux et débats, laissant une large place aux copinages au sein du monde des médias et bien au-delà ; et plus occasionnellement, directs commentés et remplissage caractéristique du journalisme de commentaire en continu. La diffusion payante de la chaîne (jusqu’en 2016), par câble, bouquet satellitaire CanalSat, puis Télévision numérique terrestre (TNT) la cantonnera néanmoins à un public restreint, issu de catégories aisées. Bientôt, deux autres chaînes lui feront concurrence, en proposant leur propre approche de l’information en continu.
I-Télé (1999) : l’échec d’une chaîne d’info « de terrain » (...)
le coup de grâce au projet d’une chaîne d’info « de terrain » va surtout être porté par un plan social mis en œuvre en 2001, touchant un tiers de ses effectifs, suite au renforcement de la participation de Vivendi dans Canal+. (...)
BFM-TV (2005) : « priorité au direct »… et aux annonceurs (...)
En réalité, le modèle économique des chaînes d’information en continu est fragile. En 2019, LCI et CNews (ex I-Télé) étaient déficitaires à hauteur de 27 et 10 millions d’euros respectivement. Seule BFM-TV était bénéficiaire, avec un résultat net de 2,2 millions d’euros. C’est que la chaîne d’Alain Weill a une longueur d’avance sur ses concurrentes. Si entre 2006 et 2009, BFM-TV et I-Télé se proclament chacune régulièrement « première chaîne d’information de France », la première prend cependant une avance significative dès 2011 selon les chiffres de Médiamétrie. Les arrivées de LCI puis de Franceinfo sur la TNT gratuite en 2016 ne bousculeront pas cette position dominante. (...)
Un modèle d’information « low cost »
Comme le note Marc Endeweld, un des succès d’estime de BFM-TV est d’avoir trouvé son audience malgré un budget limité. Alain Weill n’hésite pas à présenter sa chaîne comme « low cost » (à bas coût). (...)
Si BFM-TV est passée d’une soixantaine de journalistes à ses débuts à 170 journalistes en 2012, les chaînes plus récentes se situent dans une moyenne bien plus basse : 70 journalistes pour Franceinfo et une soixantaine pour CNews en 2017 [11]. Cette dernière sort alors d’un conflit social ayant conduit au départ de 94 journalistes sur les 120 qui constituaient la rédaction. À titre de comparaison, Le Monde comptait près de 500 journalistes en 2019. S’agissant des budgets, la différence est encore plus saisissante : le budget de BFM-TV s’élevait à environ 50 millions d’euros en 2011 ; le budget des programmes de TF1 était de 950 millions d’euros la même année.
L’information en continu est donc, bien au-delà du seul cas de BFM-TV, synonyme d’information « low cost ». Et d’une organisation du travail stakhanoviste (...)
Cette organisation du travail se traduit par une prédominance du « journalisme assis », ou encore « en desk », assuré par de jeunes recrues (...)
Le journalisme assis consiste à réaliser des sujets entièrement à partir du bureau, en montant et en commentant des images fournies souvent par des tiers (agences, institutions, autres médias, archives, parfois même tournées par des particuliers) ou – cela arrive tout de même – par les JRI de la chaîne. Les chaînes d’information en continu fonctionnent en grande partie comme des usines de retraitement de contenus produits par d’autres (...)
Et même lorsque des journalistes reporters d’image sont mobilisés pour couvrir un événement, ils sont pris dans les contraintes d’une organisation du travail visant avant tout à réduire les coûts. À cet égard, le « modèle » I-Télévision a été précurseur : les (jeunes) journalistes envoyés sur le terrain par les chaînes d’info doivent pouvoir tout faire : se rendre sur place (à moindre frais), interviewer, parfois monter, ou encore réaliser un direct… Difficile, dans ces conditions, de prendre le temps de travailler en profondeur un dossier, de recouper les informations ou pour les JRI de conduire leurs interviews autrement que comme des porte-micros.
Priorité au direct… et aux débats ineptes
Aux contraintes économiques s’appliquant au travail des journalistes de desk comme des JRI s’ajoute un second type de contrainte liée à la temporalité du format « tout info ». Les informations « chaudes » doivent être publiées le plus rapidement possible, une pression accrue par la concurrence entre les chaînes (...)
Un tel schéma conduit à une information de qualité médiocre : recyclage de contenus de tiers, circulation circulaire accrue de l’information, suivisme à l’égard des sources officielles, informations non recoupées, interviews sans contradictoire (ou presque), mise en récit, voire mise en spectacle de faits divers ou d’informations anecdotiques, petites phrases…
La multiplication des débats télévisés et autres plateaux de discussion est également une autre manifestation du « low cost ». (...)
D’une teneur informative nulle ou presque, le journalisme de commentaire joue ainsi à plein sur les plateaux des chaînes d’info en continu. Autant d’intarissables robinets d’eau tiède ; autant de « disputes à clic » qui donnent tout particulièrement la prime aux provocations réactionnaires et aux obsessions de l’extrême droite, pas seulement sur CNews…
Les chaînes publiques ne dérogent pas à la règle, adaptant sous des formes à peine modifiées les obsessions et les pratiques « low cost » de leurs concurrentes. Au-delà du cas de Franceinfo [15], c’est aussi le cas à France 24, où une écrasante majorité de journalistes sont en réalité spécialisés dans le recyclage de dépêches. (...)
Des instruments d’influence
Ce bref panorama de l’information en continu en France appelle plusieurs questionnements. À consulter les chiffres d’audience publiés par Médiamétrie, on constate que les parts des chaînes d’information en continu sont largement inférieures à celles des chaînes généralistes [17]. Les chaînes d’info, décrites comme les Moloch de l’information, seraient-elles en réalité des tigres de papier ? Et quel est l’intérêt, pour des groupes tels que Bouygues ou Vivendi, de posséder des chaînes déficitaires aux audiences réduites ?
En réalité, cette situation n’a rien d’original dans un secteur comme la presse, en berne depuis des décennies. Les investissements des industriels s’y inscrivent souvent dans une logique d’influence (symbolique, politique, économique) : posséder un journal permet non seulement de valoriser « l’image de marque » d’un groupe industriel, mais également d’exercer un relatif contrôle sur la parole médiatique (...)
c’est sans doute le changement de cap brutal imposé par Bolloré à I-Télé qui constitue l’exemple le plus spectaculaire de stratégie d’influence. Le site Les Jours lui dédie une série d’articles, et rend compte de la manière dont l’homme d’affaires a imposé à CNews (ex I-Télé) une ligne éditoriale réactionnaire conforme à ses préférences politiques… voire religieuses [19]. Incarnée par plusieurs têtes d’affiches (Jean-Marc Morandini, Éric Zemmour, Pascal Praud), chroniqueurs et invités d’extrême droite omniprésents sur la chaîne, cette orientation vaut à CNews d’être qualifiée de Fox News à la française (...)
À noter que l’impact de ces stratégies d’influence ont un impact bien au-delà de l’audience calculée par Médiamétrie. Les chaînes d’information en continu cherchent en effet tout particulièrement à s’adresser à un public issu de catégories sociales élevées, cadres, patrons, « décideurs » et également… journalistes. Dans les rédactions, les chaînes d’information sont allumées et jouent, directement ou indirectement, un rôle prescripteur sur ce qui fait ou non l’actualité. Autre aspect : la diffusion de leurs contenus sur les réseaux sociaux. (...)
Décors clinquants, jingles tapageurs, animateurs affables, diffusion non-stop, les chaînes d’information en continu se donnent volontiers les atours de vaisseaux amiraux de l’information. La réalité est tout autre : celle d’un bricolage permanent, d’un manque de moyens chronique, de journalistes soumis à des cadences intenables pour recycler des contenus produits par des tiers. Le résultat : une information généralement de mauvaise qualité, non recoupée, et sans recul par rapport à leurs sources, notamment institutionnelles. Des contenus qui n’ont de l’information que l’apparence, surdéterminés par les contraintes publicitaires et d’audimat. (...)
Souvent décriées et pointées comme un contre-modèle, elles pourraient bien être l’avant-garde du journalisme de demain, toujours plus pauvre, dépendant, et livré aux caprices des pouvoirs économiques et politiques.