
Et si, pour transformer la société, on commençait par faire évoluer la formation des étudiants ? L’association Ingénieurs sans frontières publie un manifeste pour changer de perspectives. Comment enseigner l’esprit critique aux étudiants ? Comment apprendre une science au service de tous ? Comment former des élèves capables de se projeter dans des actions collectives ? Comment révéler le sens politique de la technique ? Un manifeste à lire d’urgence, pour que la formation, notamment des ingénieurs, ne vise plus « formater à l’exercice d’une pensée dominante ».
Nous, membres d’Ingénieurs sans frontières, pensons que la prédominance du modèle technicien érigé comme universel engendre des inégalités au niveau international. Au sein de ce modèle, l’ingénieur·e est souvent dépeint·e en maître d’œuvre de la technique. Ce rôle donne à l’ingénieur·e une responsabilité particulière dans l’adaptation de la technique à la société et la transformation de la société par la technique.
Nous tenons à ce que cette responsabilité soit guidée par l’objectif d’un changement vers plus de justice sociale et environnementale. Nous entendons par là un engagement individuel et collectif pour l’intérêt général, qui ne peut être atteint selon nous que par la poursuite d’une démarche démocratique, au-delà d’un exercice plus « juste » ou « responsable » du métier d’ingénieur·e.
Dans ce manifeste, nous remettons en cause la capacité des formations en ingénierie en France à engendrer des professionnel·le·s capables de mettre en place collectivement cette responsabilité. Nous traçons des lignes directrices qui, à nos yeux, devraient être à la base de tout effort pour penser les formations autrement.
Une formation pour réaffirmer la place de l’ingénieur·e comme l’une des interfaces entre science et société
Enseigner l’esprit critique, l’autonomie et la réflexivité : révéler le sens politique de la technique (...)
Nous demandons que le sens politique de la technique, c’est-à-dire le fait qu’elle incarne des choix de modèles de société, soit révélé au cours de la formation, la posture neutre étant également une posture politique. (...)
De même, nous pensons que l’enseignement des sciences humaines et sociales doit participer à l’apprentissage du doute, à la remise en cause de la pensée dominante et à la réflexion sur la place de l’ingénieur·e dans la société.
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La formation des ingénieur·e·s vise à leur intégration dans la classe sociale des cadres et à les formater à l’exercice d’une pensée dominante. L’école, les classes préparatoires, et les formations en ingénierie participent à la création d’une élite, à sa reproduction sociale, et encouragent sa docilité vis-à-vis du système en place. Trop souvent, les formations sont marquées par une transmission non critique du rôle et de la place de l’ingénieur·e dans la société. Cet enseignement se fait sans prendre de recul sur l’organisation du travail et ses implications : faible place pour le dialogue dans l’entreprise et avec la société et pour la co-décision, la responsabilité collective, etc.
Nous pensons que les formations doivent proposer un regard pluraliste sur les modes d’organisation du travail, et donner notamment une place à des perspectives critiques sur le statut de cadre de l’ingénieur·e, sur cette « place particulière » dans la hiérarchisation du travail technique qui justifierait de lui donner un pouvoir particulier. Ce regard pluraliste n’est possible que s’il intègre d’autres acteurs au-delà des ingénieurs. (...)
Mettre un frein à la privatisation des enseignements
La privatisation des enseignements des écoles et universités publiques, qui pousse à un formatage des savoirs à l’existant industriel et à un manque d’hétérogénéité des savoirs, doit être freinée. Ainsi, le financement privé des formations en ingénierie ne doit pas influencer les choix de formation ni privilégier des champs de recherche ou de formation sur un critère de rentabilité. De manière plus générale, la place prépondérante de ces intérêts particuliers dans l’orientation des formations doit être modérée. (...)