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Insécurité alimentaire : état des lieux et stratégies d’éviction
Publié : 10 juillet 2013
Article mis en ligne le 18 février 2016
dernière modification le 15 février 2016

La crise de la vache folle, qui a violemment secoué l’Europe au milieu des années 1990, a conduit à renouveler le concept de sécurité alimentaire d’inspiration tiers-mondiste, apparu quarante ans plus tôt pour caractériser un objectif d’autosuffisance, donc quantitatif : « donner à manger aux peuples en augmentant la production nationale de nourriture ». Aujourd’hui, la FAO (Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture) parle de « sécurité alimentaire et nutritionnelle » et insiste sur les aspects qualitatifs de l’alimentation. Nous montrerons qu’il s’agit là d’une vision louable, mais encore lointaine, de notre planète alimentaire, en dressant le sombre tableau de l’insécurité alimentaire mondiale contemporaine. Comment sortir de cet état ? La prospective nous suggère deux scénarios contrastés que nous esquisserons avant de conclure sur des pistes d’action à différentes échelles.

Une brève histoire de l’insécurité alimentaire mondiale

La question de la faim et des famines – et donc de l’insécurité alimentaire « classique » – est une question aussi vieille que l’Homo Sapiens, car liée aux ressources biologiques naturelles puis artificialisées avec l’apparition de l’agriculture au néolithique il y a plus de 10 000 ans, ces ressources étant elles-mêmes dépendantes de conditions agroclimatiques. Cependant, les spécialistes attribuent beaucoup plus les famines à des causes anthropologiques (principalement politiques et militaires) qu’à des catastrophes naturelles.
Pendant des siècles, un difficile équilibre entre la population et les ressources alimentaires a été recherché. Souvent rompu, il a conduit à d’épouvantables famines, dont les plus récentes ont concerné certains pays d’Afrique ou d’Asie. Contrairement à une opinion largement répandue, inspirée par le positivisme comtien, le xxe siècle a causé bien plus de ravages par la famine que tous les siècles qui l’ont précédé. (...)

Le lourd bilan de l’insécurité alimentaire mondiale

En effet, environ 3 milliards de personnes sur les 7 que compte notre planète aujourd’hui, soit 43 %, souffrent de malnutrition par défaut ou par excès. (...)

Les statistiques de l’OMS montrent que près de la moitié de la mortalité mondiale serait imputable directement ou indirectement à des maladies d’origine alimentaire. On est donc en présence d’un phénomène de santé publique majeur, avec d’énormes impacts socio-économiques et une interrogation d’éthique sociétale très préoccupante.

L’insécurité alimentaire peut aussi s’évaluer à travers d’autres externalités négatives dans les processus de production et de consommation alimentaire par prélèvement sur des ressources naturelles souvent non renouvelables, nuisances environnementales et gaspillage. (...)

Deux scénarios pour les deux générations à venir

Le défi qui est posé à l’humanité à l’horizon de deux générations (2050) est ainsi de nourrir « durablement » 9 milliards de personnes, dont 6 milliards d’habitants de villes de plus en plus grandes. Pour le relever, on peut envisager deux scénarios volontairement contrastés : le premier tendanciel ou « au fil de l’eau », le second de rupture. Dans les deux cas, l’innovation, l’information et la gouvernance joueront un rôle fondamental.

  Le premier scénario prospectif est, classiquement, celui de la continuité, c’est-à-dire du prolongement des tendances lourdes observées dans tous les pays ayant connu une industrialisation puis une tertiarisation de leurs filières agroalimentaires (Malassis, 1997). Pour intégrer les contraintes du développement durable qui s’imposeront progressivement à l’ensemble des entreprises et des consommateurs, les acteurs du système agro-industriel de masse (SAM) ont fait le choix de l’innovation-produit, avec la complémentation des aliments pour tenter de leur conférer un attribut-santé, et de l’innovation technologique pour améliorer la productivité énergétique des usines et réduire leurs nuisances environnementales. L’information du consommateur se fait essentiellement par le biais publicitaire, avec de très importants budgets (15 % du prix des produits en moyenne). La gouvernance du SAM est exercée par les marchés (marchés spot du type Chicago, pour les commodités agricoles, marché financier pour les firmes de l’agrofourniture, de l’industrie agroalimentaire et de la grande distribution) et un lobbying actif auprès des pouvoirs publics pour limiter le poids et le coût des réglementations. Ce scénario se caractérise par de bonnes performances économiques et environnementales résultant d’effets d’envergure, un impact incertain en termes de santé publique et un bilan négatif en termes d’emploi et de gouvernance participative du fait de l’hégémonie des très grandes firmes.
(...)

Le deuxième scénario est un scénario de rupture, basé sur l’hypothèse que le SAM ne parviendra pas à relever de façon satisfaisante les défis d’une « alimentation durable et responsable ». Il se fonde en conséquence sur un modèle de consommation proche des modèles locaux de consommation alimentaire, et donc sur des produits différenciés élaborés en circuit court (proximité de la matière première agricole et de la transformation artisanale ou industrielle), de bonne qualité organoleptique et porteurs de lien social et culturel. Les acteurs du système alimentaire territorialisé (SAT) sont des exploitations agricoles familiales capitalisées, diversifiées, pratiquant la pluriactivité et des TPE et PME agroalimentaires fonctionnant en réseau. Ce modèle n’est évidemment pas régressif (maintien ou retour au modèle agricole traditionnel). Il s’appuie au contraire sur l’innovation, non pas au niveau des produits (les nutritionnistes s’entendent sur la haute qualité des diètes alimentaires régionales, par exemple méditerranéenne ou japonaise), mais à celui de technologies adaptées à des petits formats d’entreprise et de l’organisation (mutualisation des intrants et des ressources naturelles et humaines, nouveaux circuits de commercialisation tels que la vente directe ou les boutiques de produits de terroir). L’information du consommateur se fait, non pas par des marques privées d’entreprises, car l’investissement nécessaire serait trop lourd, mais par des labels, notamment les indications géographiques (AOP, IGP) disposant d’un cadre institutionnel original et robuste dans l’Union européenne, des marques collectives régionales et de la publicité générique mobilisant des arguments nutritionnels et culturels. La gouvernance est mixte, à travers le marché et la régulation publique (Rastoin et Ghersi, 2010).
Ce scénario est pénalisé du point de vue de la performance économique, car ne bénéficiant pas de la taille critique économique sur des marchés globaux : il en résulte des coûts de production et des prix élevés. Il est en phase avec un objectif de santé publique. Son impact environnemental sera réduit par une consommation plus éthique, un modèle de production agricole « écologiquement intensif », et des filières agroalimentaires à large autonomie énergétique. Sa gouvernance sera équilibrée par le nombre et la diversité des acteurs et l’existence de coordinations verticales (filières) et horizontales (territoires), ainsi que la place accordée à l’économie sociale et solidaire et à l’arbitrage régalien. Dans ce scénario, le maintien de l’emploi sera assuré par une substitution capital/travail modérée et surtout une moindre financiarisation de l’économie. L’approvisionnement des villes se fera en développant la production des jardins familiaux et péri-urbains pour les légumes, des circuits courts de type AMAP dans des ceintures vertes pour les fruits, les légumes, les produits laitiers et la volaille. Mais comme une autosuffisance de proximité est exclue pour les mégalopoles, une production agro-écologique rurale sera encouragée, ce qui permettrait de nourrir les villes tout en développant les campagnes.

La prospective débouche généralement sur un « futur probable » résultant de la combinaison entre les différents scénarios construits. Ici, on peut envisager non pas un système alimentaire mondial hégémonique, mais la cohabitation d’une mosaïque de systèmes alimentaires régionaux, avec des spécificités territoriales, incluant à la fois des SAM et des SAT, sous réserve toutefois que des politiques publiques agricoles et alimentaires « durables et responsables » soient édifiées. (...)

Conclusion : vers un changement de paradigme ?
Finalement, on s’aperçoit que les dérives du système alimentaire dominant sont imputables à un faisceau de causes :
– Un modèle de production et de consommation de masse hyperindustrialisé (Stiegler, 2004), fondé sur l’individualisation d’une demande en croissance rapide (comportements égoïstes) et la concentration de l’offre (firmes globales) qui permet de réduire les coûts par la standardisation et les économies d’échelles, mais génère des impacts négatifs en termes de santé, environnement et socio-économie.
– L’affaiblissement des politiques publiques par légitimation d’une pensée unique symbolisée par le « consensus de Washington » autour de la théorie néo-classique des marchés, et la « professionnalisation » des détenteurs de mandats électoraux.
– Le conformisme international de la communauté épistémique.
– Les technologies de l’information et de la communication ultra-performantes véhiculant en temps réel ces convergences et favorisant le mimétisme.
En approfondissant ces facteurs, à la lueur notamment des enseignements de la crise systémique qui secoue le monde depuis le tournant du siècle, on peut suggérer qu’ils reposent en grande partie sur la question du pilote (driver) des acteurs, qu’ils soient producteurs ou consommateurs. Ce driver hégémonique est la valeur marchande des biens et services (souvent corrélée avec une valeur narcissique), dont la représentation aujourd’hui dématérialisée est la monnaie (Orléan, 2011).
Cette référence unique au prix est fortement biaisée, car contrairement à ce que prétend la théorie standard des marchés, le prix ne concentre pas toute l’information sur les produits. (...)

Le terme de crise vient du grec krisis qui signifie à la fois moment périlleux et décision. La crise doit donc déboucher sur un nouveau paradigme qui pourrait s’inspirer du concept de développement durable fondé sur des valeurs multiples : éthique, équité, environnement, économie et gouvernance participative. Dans le système alimentaire, il s’agit d’assurer la transition entre un modèle agro-industriel globalisé et un modèle de proximité territorialisé privilégiant la qualité organoleptique et culturelle des produits, restaurant le rôle social de l’alimentation et rapprochant les entreprises dans les filières (...)