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le Monde Diplomatique
Intégration, la grande obsession - Février 2018
Angoisse identitaire dans le débat public en France
Article mis en ligne le 29 mai 2018
dernière modification le 28 mai 2018

Dans l’incessant débat sur l’intégration des personnes d’origine arabe et africaine, certains prétendent que les Italiens, les Portugais, les Polonais étaient « moins différents » et s’assimilaient donc sans trop d’encombre. En faisant de cette question un enjeu essentiellement culturel, cette lecture néglige les leçons prodiguées par plus d’un siècle d’histoire de l’immigration.

La fanfare identitaire vous souhaite une bonne année 2018. Dès le réveillon, le passage à tabac de deux policiers en marge d’une soirée à Champigny-sur-Marne déclenche une controverse sur les violences en banlieue. L’affaire se transforme en polémique sur l’intégration des immigrés quand un journaliste du Figaro publie sur son compte Twitter des photographies d’enfants jouant dans la boue, avec ce commentaire : « Le bidonville de Champigny qui accueillait plus de 10 000 Portugais. Sans haine, ni violence. » Cette idée lumineuse se voit aussitôt recyclée à la télévision par le politiste et fondateur du Printemps républicain Laurent Bouvet. « Dans les années 1960, comme dans beaucoup de villes de banlieue, à Champigny, il y avait des bidonvilles de Portugais et il n’y avait pas d’agressions de policiers », affirme-t-il dans une émission intitulée « La laïcité, une valeur menacée ? » — un thème a priori sans grand rapport avec ce sujet (1).

Le 3 janvier, les journalistes du Monde Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin entament une vaste tournée médiatique pour promouvoir La Communauté (Albin Michel), une enquête sur la ville de Trappes qui s’alarme du communautarisme musulman.

Pendant ce temps, le ministre de l’éducation nationale Jean-Michel Blanquer annonce la création d’un « conseil des sages de la laïcité », auquel participera notamment Laurent Bouvet. Quant à Mme Marlène Schiappa, la secrétaire d’État chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes, elle sort un petit livre, Laïcité, point ! (L’Aube), qui lui vaut un long entretien dans Marianne. « Trois ans après les attentats, être “toujours Charlie”, est-ce être “toujours laïque” ? », lui demande Renaud Dély (7 janvier). Au terme de cette première semaine, les médias découvrent avec stupeur et désolation un sondage de l’IFOP : 48 % des Français considéreraient l’immigration comme « un projet politique de remplacement d’une civilisation par une autre ». On se demande bien pourquoi.

Derrière les multiples palabres sur la laïcité, la religion ou le communautarisme se cachent bien souvent les mêmes questions : les musulmans sont-ils solubles dans le chaudron français ? L’islam est-il compatible avec la République ? Le « modèle républicain », qui a permis l’intégration des Italiens, des Polonais, des Espagnols, etc., peut-il fonctionner avec les Maghrébins et les Africains ? « Les combats autour de la laïcité ne sont que des rideaux de fumée qui dissimulent la vraie question de fond, celle de l’assimilation », admet même l’éditorialiste du Figaro, du Figaro Magazine et de RTL Éric Zemmour, qui regrette le temps où les immigrés se pliaient à « l’antique sagesse “À Rome, fais comme les Romains” » (2).

Cette mise en scène de l’histoire conjugue deux présupposés. Le premier consiste à penser que les étrangers s’intégraient plus aisément et plus rapidement hier qu’aujourd’hui. À n’en pas douter, les descendants d’immigrés musulmans subissent actuellement d’importantes discriminations en matière d’emploi, de logement, de contrôles policiers. Mais affrontent-ils réellement un rejet plus important que leurs prédécesseurs ? Il paraît vain d’établir une gradation de la xénophobie, et aucun historien ne s’y risquerait. Mais nombre de chercheurs mettent en avant la permanence des mécanismes d’exclusion (sociale, urbaine, symbolique) et des stigmates frappant les personnes d’origine étrangère. Brutaux, sales, voleurs d’emplois, agents de l’extérieur : les Italiens, les Polonais, les Portugais, les Espagnols durent aussi en passer par là, et, bien qu’ils soient chrétiens, on les trouvait trop religieux, superstitieux, mystiques (5). Le rejet a parfois duré plusieurs décennies. Apparu dans le dernier quart du XIXe siècle, le racisme anti-Italiens ne s’est véritablement éteint qu’après la seconde guerre (...)

Selon le second présupposé, moins souvent discuté, les immigrés européens auraient été plus enclins à « s’assimiler », à abandonner leur identité d’origine pour embrasser pleinement la culture française, que leurs homologues originaires des colonies. Rien n’est plus faux. (...)

Loin de l’assimilation fantasmée par certains, l’« intégration à la française » s’apparente plutôt à un cheminement vers « l’invisibilité, qui ne veut pas dire la fin des différences, mais l’acceptation par le milieu d’accueil, où personne ne se préoccupe plus des différences (10) ». Or ce « chemin vers la transparence (11) » n’a pas été tracé à coups de circulaires ministérielles, de colloques universitaires ou de tribunes ronflantes dans la presse : il a été le résultat de contacts et d’échanges quotidiens entre les populations minoritaires et leur milieu d’insertion, c’est-à-dire le plus souvent un milieu urbain, populaire, ouvrier.

L’histoire a largement balisé les sentiers de cette intégration : le travail, à une époque où la solidarité ouvrière, le sentiment d’appartenance professionnelle et la conscience de classe étaient vifs ; le service militaire et les deux guerres mondiales, qui réunirent sous le même drapeau Français et descendants d’étrangers ; l’école, alors lieu d’acclimatation à la culture dominante et outil d’ascension sociale pour les enfants d’immigrés ; l’Église catholique, qui tentait de s’attirer les fidèles étrangers en leur proposant patronage et services de bienfaisance ; les luttes sociales et le militantisme au sein des organisations de gauche, quand le Parti communiste français, la Confédération générale du travail (CGT) et leurs associations satellites (Secours populaire français, Union des femmes françaises, Tourisme et travail...) servaient encore de « machines à intégrer » (12) ; la ville populaire ancienne, qui offrait une certaine mixité sociale et ethnique et dont les rues animées favorisaient les rencontres entre personnes de toutes origines.

La plupart de ces sentiers sont aujourd’hui barrés. (...)

Faire de l’origine des descendants d’immigrés l’unique source de leurs « problèmes d’intégration » conduit à négliger le contexte social de cette intégration. Et à transformer en questions identitaires des demandes qui sont pour la plupart profondément sociales : l’égalité face à l’emploi, l’école, la police, la justice, le logement, le droit de pratiquer (ou non) sa religion.