
Internet nous rend-il plus agressifs, ou plus tolérants à l’égard de l’agressivité, dans nos discussions politiques du quotidien ? Romain Badouard dresse une cartographie de la violence des débats en ligne, de ses usages et de ses effets.
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Pour certains observateurs, il semble indéniable qu’internet, et les réseaux sociaux en particulier, favorisent la « violence expressive », engendrent un « ensauvagement » des relations sociales ou accompagnent une « démocratisation de la méchanceté ». De notre côté, nous préférons aborder le sujet en mobilisant le concept historiographique de « brutalisation », qui désigne initialement un processus d’amplification de la violence politique dans l’entre-deux-guerres, hérité de l’expérience de la Première Guerre Mondiale. Dans le contexte qui nous intéresse ici, toute connotation guerrière ou toute analogie avec le climat politique de l’époque est à proscrire : si nous utilisons le terme de « brutalisation » [1], c’est pour nous intéresser, comme les historiens qui ont mobilisé ce concept dans leurs travaux, au double processus de banalisation et de légitimation de la violence dans le débat public, qui semble aujourd’hui à l’œuvre dans différents espaces de discussion en ligne. (...)
Les causes de la banalisation de la violence dans les conversations politiques du quotidien sont plus complexes qu’il n’y paraît au premier abord et dépassent largement la seule question de l’anonymat des internautes. Celle-ci présente des racines culturelles, tant les pratiques d’échange propres au web disposent de leurs propres codes, mais aussi sociales, quand l’agressivité en ligne se trouve des justifications morales. Notre objectif est également de montrer que la violence peut constituer une ressource stratégique dans le cadre de controverses autour de sujets de société : faire taire un adversaire en l’intimidant permet alors d’occuper l’espace du débat et d’assurer une visibilité optimale aux arguments que l’on défend. Les plateformes de réseaux sociaux ne sont par ailleurs pas exemptes de responsabilités dans ce dossier, dans la mesure où leur design comme leurs modèles économiques favorisent la propagation de contenus virulents, voire haineux. Les pouvoirs publics, de leur côté, incitent les plateformes à s’investir davantage dans la régulation des contenus qu’ils hébergent, laissant paradoxalement courir le risque d’une privatisation des pouvoirs de censure sur internet.
La qualité du débat en ligne
Au début des années 2000, un courant de recherche à la croisée des sciences politiques et des sciences de la communication s’est formé autour de l’analyse des formes de délibération sur internet. Au moyen de méthodes de codage des conversations, les chercheurs et chercheuses de ce champ ont entrepris de caractériser la culture de débat ayant émergé en ligne. L’enjeu était de comprendre si les conditions de prise de parole offertes par internet permettaient aux individus de s’émanciper d’un certain nombre de carcans sociaux, d’évaluer la dimension constructive des conversations en ligne ou encore d’étudier les registres d’expression utilisés pour parler de politique au quotidien. Ces travaux ont mené à des résultats parfois contradictoires [2] : selon certains, internet permet aux individus qui n’osent pas prendre la parole en public de faire valoir leurs arguments dans des conversations politiques [3], alors que selon d’autres les dynamiques de discussion dans les forums ne font que renforcer la domination des leaders d’opinion et réduire au silence les avis minoritaires [4]. De la même façon, certaines enquêtes mettent en lumière la dimension constructive des discussions quand celles-ci ont pour objectifs de prendre des décisions affectant une communauté [5], ou quand celles-ci se déroulent dans des espaces non partisans [6], alors que d’autres soulignent la fréquence des dynamiques d’enfermement idéologique quand les internautes campent sur leurs positions ou radicalisent leurs argumentaires [7].
La première conclusion que l’on peut tirer de cette somme d’études hétérogènes est qu’on ne débat pas mieux ou moins bien sur internet qu’en face-à-face : on y débat autrement. La seconde est qu’il n’existe pas une façon de débattre sur internet, mais que chaque espace d’échange présente ses propres standards de discussion (...)
dans de nombreux espaces d’échange en ligne, l’agressivité est un registre d’expression comme un autre et ne constitue pas un obstacle à la bonne tenue de la discussion. Les travaux de Patricia Rossini ont ainsi montré qu’un commentaire vulgaire ou virulent ne l’empêche pas d’être sourcé ou argumenté et qu’en ce sens, l’agressivité intègre les répertoires d’expression légitimes dans de nombreuses communautés en ligne (...)
une communauté qui débat se montrera plus tolérante à l’égard d’un message vulgaire ou virulent si l’agressivité est tournée vers une personnalité publique ou un sujet de société, que si elle s’adresse directement à l’une des personnes qui participe à l’échange. (...)
Transgresser les normes
Un autre cas où la violence des propos tenus fait l’objet d’une certaine tolérance est celui des « trolls ». Le qualificatif de « troll » désigne un internaute plus ou moins malveillant dont l’objectif est de « pourrir » des fils de discussion en générant artificiellement des polémiques. Pour ce faire, il exprime un désaccord systématique avec ce qui se dit, dénigre ses interlocuteurs ou tient des propos absurdes dans le seul but d’irriter les autres participants à la discussion. Si le « troll » fait l’objet d’une relative tolérance, c’est que ses prises de parole s’en prennent au cadre de la discussion davantage qu’aux participants. Leurs interventions pourraient même avoir des effets positifs sur la qualité des débats. (...)
Les cas du « trolling » et celui de l’agressivité comme registre d’expression, que l’on pourrait réunir sous le terme d’« incivilités », doivent être distingués du cyberharcèlement et des discours de haine, même si la frontière entre les genres est parfois poreuse. Dans le premier cas, la véhémence des prises de parole ne constitue pas une attaque contre un interlocuteur, mais une transgression des normes sociales qui régissent un espace d’échange. Dans le second cas en revanche, les propos ont une portée personnelle ou collective qui visent explicitement à dénigrer un individu ou un groupe. Si ces pratiques sont punies par la loi en vertu des dommages psychologiques qu’elles peuvent occasionner chez leurs victimes, elles ont également des effets néfastes sur le débat public. (...)
Le lynchage collectif comme distraction
(...) une nouvelle forme de contrôle social, voire une résurgence des tribunaux populaires ou des jeux du cirque. Sans aller jusque-là, il semble indéniable que ces formes de condamnation collectives s’inscrivent dans une histoire. Selon le chercheur François Jost, elles peuvent être considérées comme les héritières du « hate watching », cette pratique qui vise à regarder des émissions tout en en détestant le contenu, dans le seul but de les critiquer et de tourner en ridicule ses protagonistes. Les réseaux sociaux prendraient ainsi le relais de la télé-réalité du début des années 2000, en amplifiant la dimension collective de la moquerie et par effet d’entraînement, sa virulence (...)
Le lynchage en ligne comme pratique sociale, voire comme distraction, soulève la question de sa réception. Si l’ironie et le second degré sont des registres d’expression particulièrement mobilisés sur les réseaux sociaux, tous les internautes ne disposent pas de la même grille d’interprétation des messages violents. (...)
Que des insultes, des propos virulents ou des propos haineux soient formulés au premier ou au second degré, il n’en demeure pas moins que leur prolifération engendre irrémédiablement leur banalisation. Comme le veut la « loi de Poe », en ligne, les extrémismes « sincères » et « satiriques » sont difficilement différenciables et constituent en fin de compte les deux facettes d’un même processus de normalisation de l’agressivité.(...)
L’anonymat en question
Lorsqu’il s’agit d’aborder la question du cyberharcèlement ou des discours de haine en ligne, l’anonymat des internautes est souvent désigné comme la cause principale de leur prolifération, dans la mesure où il favoriserait une forme de déresponsabilisation des individus. Protégés derrière un pseudonyme, ils trouveraient sur internet un exutoire idéal pour manifester leurs frustrations sans avoir à en payer les conséquences. Ces accusations oublient souvent que l’anonymat constitue l’un des piliers de la culture de débat en ligne, et qu’il est une condition sine qua none à la libération de la parole permise par internet. Dans notre vie quotidienne en effet, nos prises de parole sont en grande partie conditionnées par un ensemble de marqueurs sociaux. (...)
Il semblerait par ailleurs que l’anonymat ne constitue pas réellement un élément provocateur de l’agressivité dans le débat. Des chercheurs de l’université de Zurich ont par exemple étudié récemment plus de 500 000 commentaires sur une plateforme de pétitions allemande. Leur but était d’observer la manière dont les signataires débattaient de sujets sensibles en s’intéressant notamment aux registres d’expression auxquels ils avaient recours. Leur conclusion est qu’un individu qui tient des propos agressifs sous sa propre identité sera jugé comme plus « crédible » par ses interlocuteurs parce qu’il assume ses opinions. La radicalité produit une forme de reconnaissance particulièrement recherchée lorsque le sujet du débat est vague ou charrie un nombre important d’incertitudes. Les chercheurs suisses soulignaient ainsi que plus la thématique d’un échange était controversée, plus les propos violents exprimés à découvert étaient nombreux.(...)
Le débat public en ligne s’apparente bien souvent à des batailles de visibilité quand les sujets abordés sont controversés : les partisans d’une cause vont chercher à rendre leurs argumentaires le plus visible possible aux yeux des internautes, par exemple en améliorant le référencement de leurs sites sur les moteurs de recherche (pour s’assurer qu’ils disposent d’un bon classement et arrivent dans les premiers résultats) ou en ayant recours à des hashtags sur les réseaux sociaux afin de faire remonter les fils de discussion dans les « sujets tendances » (trending topics) sur lesquels tomberont automatiquement les internautes en s’y connectant. (...)
Tout l’enjeu, dans ces conflits, est moins de convaincre des opposants dont les positions sont bien établies que de s’adresser à la majorité silencieuse qui consulte les débats sans jamais y prendre part. Si l’architecture des réseaux sociaux est conçue de manière à inciter les internautes à prendre la parole ou à réagir, il semblerait que la plus grande partie d’entre eux utilisent ces plateformes à la manière de navigateurs, pour accéder à des contenus sans jamais participer aux conversations, « liker » des messages où partager des posts. Des camps en opposition vont ainsi chercher à diminuer la visibilité des arguments adverses, soit en augmentant la visibilité de leurs propres arguments, soit en cherchant à disqualifier leurs opposants, afin de les délégitimer aux yeux du public « neutre » qui assiste à la joute. Dans ce contexte, faire taire ses adversaires en les intimidant peut relever d’une stratégie collective. Le recours au cyberharcèlement militant tend ainsi à devenir un mode d’action collective à part entière sur les réseaux sociaux. (...)
La responsabilité des plateformes
Face à cette situation, les plateformes de réseaux sociaux, où se déroule aujourd’hui l’essentiel du débat public en ligne, ont une première responsabilité liée à la conception des espaces de débat qu’ils mettent à disposition de leurs utilisateurs. Le design des outils d’expression a en effet une influence primordiale sur les dynamiques d’échange qu’ils font naître. (...)
Les algorithmes qui trient et hiérarchisent les informations sur ces plateformes sont également régulièrement mis en cause. (...)
La seconde responsabilité des plateformes a trait à leur modèle économique. La plupart des grandes entreprises du web génèrent l’essentiel de leur chiffre d’affaires en vendant l’attention de leurs utilisateurs à des annonceurs : plus les internautes passent de temps à utiliser leurs services, plus ils sont exposés à des publicités, et plus les plateformes génèrent des revenus. Dans ce contexte, les contenus haineux, au même titre que les contenus mensongers, constituent des produits informationnels particulièrement compétitifs. Parce qu’ils génèrent de l’« engagement », c’est-à-dire qu’ils font réagir les internautes et suscitent des visionnages, des clics et des partages, ils contribuent à la croissance économique des plateformes. Ainsi, au-delà d’un simple « laisser-faire », ces dernières sont parfois accusées d’assurer la promotion de contenus douteux. (...)
Lutter contre la haine en ligne
La « responsabilisation des plateformes » est ainsi au cœur des politiques publiques de lutte contre la haine en ligne. Historiquement, les géants du web ont toujours adopté une posture de « plombiers », qui gèrent des « tuyaux » mais ne souhaitent pas intervenir dans la régulation des contenus qui y circulent. Ces entreprises ont trainé des pieds, à de multiples reprises par le passé, pour retirer des contenus haineux, déréférencer des sites, supprimer des posts et des contenus. Si la logique semble s’être inversée depuis les attentats de 2015 et la diffusion de propagande djihadiste sur les réseaux sociaux, la nouvelle posture des plateformes (intervenir davantage, et plus rapidement) s’accompagne également de risques de délégation de pouvoirs de censure des états vers des entreprises privées. (...)
La lutte contre les discours de haine en ligne est un exercice particulièrement périlleux dans la mesure où elle peut rapidement constituer une atteinte aux libertés fondamentales sur internet. Dans ce contexte, lutter contre les contenus illicites doit également s’accompagner d’une protection de la liberté d’information et d’expression des internautes, notamment en obligeant les plateformes à plus de transparence sur leurs pratiques de censure (communiquer sur les contenus retirés et les critères à partir desquels ils sont retirés) et en offrant aux internautes des voies de recours ou de contestation quand leurs contenus sont supprimés.(...)
. À l’échelle européenne, un code de conduite visant à lutter contre les discours haineux illégaux en ligne a été mis en place en juin 2016. À cette occasion, les principales plateformes ont pris un certain nombre d’engagements, en évitant cependant toute mesure contraignante. La Commission se satisfait pour l’instant de cette situation, qui semble par ailleurs porter ses fruits (...)
Une autre piste, qui pourrait s’avérer particulièrement fructueuse mais qui constitue jusqu’à présent le parent pauvre des politiques publiques de régulation des contenus, serait de s’attaquer au marché de la publicité en ligne. En imposant par exemple aux régies publicitaires de rendre publique la liste des sites sur lesquels sont diffusées les publicités des annonceurs, ces derniers seraient incités à refuser que leurs campagnes soient relayées par des sites hébergeant des contenus haineux. De la même façon, les réseaux sociaux pourraient être contraints à davantage de transparence concernant les individus et les organisations qui sponsorisent des contenus douteux via leurs propres régies. Démonétiser les contenus qui propagent des discours de haine pourrait constituer un frein efficace à leur circulation. (...)
Enfin, la lutte contre les discours de haine ne concerne pas que les plateformes et les pouvoirs publics, il est l’affaire de tous. Des associations ont ainsi entrepris de mettre en place des stratégies de contre-discours sur les réseaux sociaux, visant à mobiliser les internautes témoins de discours de haine à leur porter la contradiction en intervenant dans le débat. La plateforme Seriously portée par le think tank Renaissance Numérique, ou le site Répondre aux préjugés, proposent par exemple aux internautes des banques d’arguments et de statistiques à poster en réponse aux propos racistes, antisémites, homophobes ou misogynes. L’ambition est ici de chercher à occuper l’espace du débat pour délégitimer les contenus haineux aux yeux du public qui assiste aux joutes sans y prendre part. Ces initiatives accompagnent également une nouvelle approche de l’éducation aux médias et à l’information à l’école, visant à promouvoir une « éducation au débat » qui, au-delà de l’évaluation de la pertinence des sources d’information, s’intéresse à leur appropriation par les enfants et les adolescents et aux mécanismes de construction d’opinions collectives dans l’échange.