En mars dernier, un de nos journalistes a eu l’opportunité de s’entretenir avec Eva Joly, avocate et ancienne députée, concernant les détails de l’affaire Assange, elle-même connaissant personnellement le principal protagoniste.
Au programme de leur échange : retour sur la traque du lanceur d’alerte, ses révélations, ses conditions de détention, son procès. Et en parallèle les interrogations soulevées en matière de liberté d’informer, de Droits de l’Homme et de démocratie. Interview exclusive. (...)
Eva Joly : Le FBI suivait Julian Assange, ses agents savaient qu’il était en Islande et ils ont débarqué. Ils avaient contacté le ministre de l’intérieur Ögmundur Jónasson, en lui disant que le système informatique du gouvernement islandais était en danger et que le FBI proposait son aide. Mais Ögmundur Jónasson a compris la manœuvre et il a refusé. Cela est passé inaperçu, mais son témoignage est encore disponible sur Internet [1]. Le fait que Julian Assange était sous surveillance et que les États-Unis souhaitaient mettre la main dessus très tôt est un fait avéré. (...)
Quelle est la situation de Chelsea Manning, condamnée pour la divulgation de la vidéo Collateral Murder publiée par Wikileaks ?
Eva Joly : Nous pouvons constater que les auteurs du crime de guerre qui apparaissent dans cette vidéo n’ont pas été poursuivi et pourtant, ils sont facilement identifiables. Par contre, le lanceur d’alerte qui a montré ce crime de guerre est recherché. Chelsea Manning a été arrêtée et poursuivie. Elle est condamnée pour avoir pénétré un système informatique et diffusé des renseignements confidentiels. Elle a été condamnée à 35 ans d’emprisonnement, puis libérée par grâce présidentielle de Barack Obama le dernier jour de sa présidence, elle avait déjà exécuté sept ans de sa peine. Paradoxalement, elle est toujours détenue [2], après s’être fait condamner à répétition pour injure à la Cour (« attempt of Court »), parce qu’elle a refusé de témoigner devant le grand Jury contre Assange. Cela montre que Julian Assange n’aurait pas un procès équitable aux États-Unis, ce qui est une des conditions pour accepter l’extradition, il faut en effet que le pays requis, en l’occurrence le Royaume-Uni, soit certain que le procès sera équitable. (...)
les anglais ne traitent pas Assange normalement, parce qu’il a été condamné d’abord à 50 semaines pour violation du contrôle judiciaire prononcé en 2012, lorsqu’il faisait l’objet d’une demande d’extradition suédoise. On l’avait laissé en liberté en l’obligeant à pointer. Julian Assange a compris qu’il serait extradé vers la Suède, il était persuadé que c’était une manœuvre pour le livrer aux États-Unis et il s’est réfugié dans l’ambassade d’Équateur à Londres où il a obtenu l’asile consulaire. Il y est resté sept années. Quand Lenin Moreno, le président de l’Équateur a mis fin à cet asile en 2019, la police l’a sorti d’une façon très violente de l’Ambassade. Il a été conduit à la prison Belmarsh, une prison de haute sécurité. Or, Julian Assange est un journaliste multi primé, ce n’est pas un terroriste. (...)
D’autant que nous savons que le mandat d’arrêt à l’origine de la demande d’extradition suédoise reposait sur un fondement légal très mince. Nous savons qu’il s’agissait d’une manipulation. Ils ont condamné Julian Assange quasiment au maximum de la peine prévue pour non respect du contrôle judiciaire, à 50 semaines, le maximum étant de 52. Ils lui ont fait exécuter sa peine parmi ceux qui font exploser des bombes et tuent des civils. C’est un signal envoyé par le Royaume-Uni, un choix indigne de la justice anglaise. On voit bien que l’administration pénitentiaire a des instructions pour lui faire exécuter d’abord sa peine puis sa détention provisoire dans les pires conditions possibles. (...)
En prison, il a été placé en isolement, et lorsqu’il a fini de purger sa peine, il a été mis en détention provisoire, de nouveau en attente du procès actuellement en cours. L’isolement n’a pris fin que deux ou trois semaines avant le procès. Il y a également eu des mouvements de prisonniers qui compatissaient et demandaient qu’il sorte de l’isolement. Tout cela est anormal. La place de Julian Assange n’est pas dans une prison de haute sécurité (...)
A l’audience, lorsque ses avocats ont demandé que leur client puisse s’asseoir à côté d’eux, la présidente a refusé. Le Parquet, qui représente l’État, a soutenu la demande des avocats en justifiant le caractère habituel d’une telle pratique. Malgré cela la présidente s’y est opposée. Toute la situation est anormale.(...)
le traitement d’Assange est le traitement d’un terroriste. On a refusé de lui donner ses lunettes de vue pendant six mois, ce qui, avec l’isolement, constitue un mauvais traitement.(..)
L’extradition ne peut-elle être empêchée par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme [3] qui protège la liberté d’expression ?
Eva Joly : Tout cela devrait protéger ce journaliste multi primé, mais nous constatons que cela ne le protège pas, ce qui nous fait craindre le pire pour l’avenir. Le FBI suit l’affaire depuis longtemps. Julian Assange a aussi été surveillé par une société espagnole qui travaillait pour le compte de la CIA alors qu’il bénéficiait d’un asile politique au sein de l’ambassade équatorienne à Londres. (...)
Si Julian Assange est extradé, c’est la fin de l’État de droit en Occident tel que nous l’avons construit depuis bientôt un siècle. Au nom de la lutte contre le terrorisme nous renonçons à beaucoup de libertés parce que nous pensons que la sécurité est une valeur supérieure. Nous n’avons pas compris qu’en fait, nous allons sacrifier les libertés sans pour autant avoir la sécurité. (...)
Ce procès éclaire d’un jour cru ce qui est en train de se passer.
Si l’on admet l’extradition de Julian Assange, on admet de facto la suprématie du droit étasunien sur le nôtre. Or en Europe, il n’est pas interdit de publier de vraies informations d’intérêt général, les journalistes sont protégés par la Convention européenne des droits de l’Homme. Ce que Julian Assange a publié n’est donc pas qualifiable d’espionnage au Royaume-Uni, ni ailleurs en Europe. Julian Assange ne peut pas être extradé par défaut de double incrimination, et parce que il ne bénéficierait pas d’un procès équitable aux États-Unis. Ce sont deux raisons plus que suffisantes pour s’opposer à cette extradition.