
Les discriminations – comme les
préjugés – ont souvent des
conséquences très réelles sur nos vies.
C’est pour en discuter que nous avons créé dièses, une revue en ligne contre toutes les formes de discriminations. Notre objectif : entendre les personnes concernées, comprendre l’origine des discriminations, et voir comment agir contre celles-ci.
Alors que la forte majorité des tâches domestiques sont toujours accomplies en France par les femmes (au point qu’elles y passent, selon l’INSEE, plus de 3 heures par jour en moyenne), les exemples de pères au foyer poussent à s’interroger. Ces hommes montrent-ils que ces inégalités sont bientôt derrière nous, ou qu’elles sont mal comprises ? Doit-on voir dans ces parcours un renoncement à toute identité masculine traditionnelle ? Quels points communs existent-ils entre ces pères ? Accomplissent-ils d’ailleurs réellement l’essentiel du travail domestique ? Ne parle-t-on pas, en fin de compte, que d’un phénomène encore très résiduel ?
Alors qu’un allongement de la durée du congé paternité est aujourd’hui prévu par le gouvernement, nous avons discuté avec Myriam Chatot, qui a récemment soutenu une thèse sur les pères en congé parental, pour approfondir le sujet. (...)
Comment devient-on donc père au foyer ?
Être père au foyer est souvent pensé comme un choix, une rupture délibérée et volontaire avec l’emploi. Un des pères avec qui j’ai discuté assure par exemple que « quand on est père au foyer, si ce n’est pas un choix, on n’est pas père au foyer ».
Dans les faits, les choses sont souvent moins tranchées. En effet, quand les pères expliquent comment ils sont devenus pères au foyer, ils vont mentionner des accidents, des opportunités saisies ou des situations subies qui les ont menés à cette situation. Ainsi, la moitié des pères que j’ai rencontrés étaient au chômage lorsqu’ils sont devenus pères au foyer, soit parce qu’ils ont été licenciés avant l’arrivée de leur enfant, soit parce qu’ils ont démissionné pour suivre leur conjointe. D’une façon générale, s’ils ont arrêté de travailler, c’est en partie pour permettre à leurs conjointes de poursuivre leur carrière (elles ont souvent des emplois plus stables, plus prestigieux et plus rémunérateurs qu’eux).
De plus, ces hommes minimisent souvent ce à quoi ils renoncent. Quand ils parlent de leurs carrières, ils les décrivent comme insatisfaisantes (...)
Je précise que les hommes que j’ai rencontrés venaient de tous les milieux sociaux, ce qui ne les empêche pas de se ressembler sur ce point.
Ont-ils renoncé à toute carrière professionnelle ?
Pas exactement. Les pères que j’ai rencontrés ont en fait profité d’un retrait du monde du travail (presque toujours pensé comme temporaire), subi dans le cas d’un licenciement ou choisi dans le cas d’une démission ou d’un congé parental, pour consacrer davantage de temps à leurs enfants et à la prise en charge du foyer, mais aussi pour suivre une reconversion professionnelle (...)
La dimension financière est presque toujours évoquée par les pères, même si elle n’est pas présentée comme moteur de la décision dans la plupart des cas. Ainsi, une partie des couples ont « fait leurs comptes » pour s’assurer que la situation était économiquement viable. (...)
On peut en fait distinguer trois types de pères au foyer : les pères « en attendant mieux », les pères « partiellement impliqués » et les pères « totalement impliqués » (...)
les pères « totalement impliqués » expliquent rester à la maison parce qu’ils aiment prendre soin des enfants et du foyer. S’ils évoquent parfois un possible retour à l’emploi sur le long terme, c’est plutôt comme une « occupation » pour ne pas s’ennuyer. Souvent, l’entrée dans la paternité au foyer était pensée comme temporaire. C’est l’absence de choix de quitter le foyer par la recherche ou la mise en place d’une activité professionnelle qui la fait se pérenniser – du moins, jusqu’à ce que la situation financière du foyer ne leur permette plus de vivre avec un seul salaire ou qu’ils estiment leurs enfants autonomes. (...)
Pour ces hommes, rester au foyer est en effet presque toujours moins lié à une décision originelle qu’à une conjonction de facteurs (opportunités professionnelles de la conjointe, chômage ou déménagement). On peut ajouter que c’est très souvent un choix conjugal, comme le montre le passage du « je » au « nous » dans le récit des pères lorsqu’ils décrivent ce moment de leur vie.
S’il y a « inversion du genre » dans les couples où l’homme est au foyer, elle ne débute néanmoins pas avec l’entrée de ce dernier dans cette situation. En fait, elle se dessine dès la mise en couple, dans la mesure où de nombreuses conjointes ont des carrières prestigieuses et plus chronophages (comme des emplois de cadres) et qui sont majoritairement investies par des hommes, justement parce qu’il est difficile de concilier de genre de carrière avec la responsabilité de la charge familiale. Cependant, si une partie des couples rencontrés témoignent de cette inversion puisque les pères « totalement impliqués » endossent un rôle similaire à celui des femmes au foyer en prenant en charge les enfants et le foyer, la majorité de ces pères cherchent à concilier travail et famille en adoptant une activité rémunérée intermittente, voire à revenir à une répartition des rôles plus traditionnelle lorsqu’ils retourneront dans l’emploi, dans le cas des pères « en attendant mieux ».
Comment les tâches domestiques sont-elles réparties dans ces foyers ?
La répartition des tâches ménagères et parentales est plus égalitaire que dans la plupart des couples, mais ne ressemble pas à celles où la femme est au foyer.
L’entrée dans la situation de père au foyer produit en réalité une inflexion plus qu’une révolution dans la répartition des tâches. Ainsi, si les pères prennent en charge les tâches quotidiennes (tâches parentales, cuisine, vaisselle) pendant la journée, elles sont souvent partagées voire plutôt prises en charge par les conjointes le soir et le week-end. De même, les pères prennent davantage en charge les tâches ménagères qu’ils effectuaient déjà avant, mais ne font pas forcément celles qu’ils ne faisaient jamais avant.
Pour moi, ça tient à plusieurs choses. Tout d’abord, une part importante des couples restent attachés à une répartition égalitaire des tâches ; ils estiment que la situation est temporaire et ne justifie pas une remise en cause du partage des tâches, soit parce que, comme l’exprime un des pères que j’ai interrogés, « c’est pas parce que je suis à la maison que je dois tout me taper ». Ensuite, les hommes ont un « pouvoir de résistance » à la prise en charge des tâches ménagères, et ce même lorsqu’ils pensent qu’ils devraient en faire plus !
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Certains pères se disent inaptes à la prise en charge de certaines tâches, et se justifient en disant qu’ils n’y arrivent pas ou qu’il y a des tâches qu’ils ne « supportent pas ». Par exemple, plusieurs pères racontent avoir laissé la gestion du linge à leur conjointe après avoir « refait une garde-robe » accidentellement en mélangeant des linges de couleurs différentes. (...)
Jean-Claude Kaufmann appelle ça la « stratégie du mauvais élève »2 : les hommes ne s’appliquent pas dans l’exécution des tâches ménagères, et prétextent leur propre incompétence pour ne pas apprendre ou pour les négliger. Cela leur permet de les laisser à leurs conjointes tout en faisant mine de ne pas pouvoir faire autrement.
Cette incompétence peut également se manifester par le refus de certains pères de se plier aux exigences de la conjointe, si bien qu’elle préfère le faire elle-même, comme dans le cas d’un couple où la conjointe plie le linge parce que son conjoint plie les cols au milieu. De même, en faisant traîner l’exécution de certaines tâches, les pères les laissent de facto à leurs conjointes qui les prennent en charge plus rapidement. (...)
Cette résistance à la prise en charge intégrale des tâches ménagères par les pères peut aussi être justifiée au nom de l’investissement dans d’autres activités (notamment liées à la reconversion professionnelle ou à des travaux au sein du foyer), ou par un refus d’être assigné à ce rôle. (...)
Les femmes ont-elles aussi des réticences à laisser ces hommes s’occuper de tout ?
Le fait que la répartition des tâches ne soit pas totalement remise en cause par l’entrée de l’homme dans la paternité au foyer peut en effet s’expliquer par une certaine résistance des conjointes à se désinvestir de la sphère domestique. C’est vrai notamment en ce qui concerne les tâches parentales : comme on peut s’y attendre, de nombreuses mères cherchant à passer le plus de temps possible avec leurs enfants le soir et le week-end. Plus largement, les conjointes éprouvent des difficultés à ne pas prendre en charge une tâche elles-mêmes lorsqu’elles estiment qu’une tâche doit être faite et qu’elles sont disponibles pour la faire. (...)
elles se sentent parfois coupables de ne pas faire les choses elles-mêmes quand elles sont à la maison. Et c’est compréhensible : elles ont envie d’aider leur conjoint, de se sentir impliquées ou d’éviter de provoquer des disputes…
Les pères au foyer contribuent-ils selon vous au fait que leurs conjointes ressentent une telle « injonction à agir » ?
En refusant de prendre en charge certaines tâches, les pères assignent de facto leur conjointe à leur prise en charge des tâches domestiques par défaut. Ainsi, plusieurs pères déclarent être parfois « court-circuités » par leur conjointe, qui prendrait en charge les tâches avant qu’ils n’aient le temps de le faire, ou du moins qu’ils n’aient pris le temps de le faire. Ce « court-circuit » peut également être lié à des exigences différentes en termes de propre et de rangé. (...)
Sans surprise, les pères déclarent prendre en grande partie en charge les tâches qu’ils aiment ; or, les tâches qu’ils déclarent apprécier sont des tâches qui sont valorisées et qui peuvent apporter une satisfaction immédiate (cuisine, activités ludiques avec les enfants), qui permettent une amélioration visible de l’environnement (ménage, rangement, bricolage) ou qui sont liées à une sensation de détente (...)
Les dégoûts ou les incompétences de la conjointe n’interviennent que ponctuellement pour justifier la répartition.
Notons que si pour les pères « totalement impliqués », leur présence au foyer est incompatible avec l’emploi d’une « femme de ménage », certains des couples recourent à de tels services, notamment pour les pères qui ont une activité rémunérée (en auto-entrepreneur). Souvent, ces employées font le repassage et le « grand ménage », c’est-à-dire des tâches qui restent le plus souvent de la responsabilité des femmes dans les couples que j’ai rencontrés. (...)
dans tous les couples que j’ai rencontrés (à l’exception d’un seul), il existe toujours une ou plusieurs tâches qui ne sont pas prises en charge par le père, le plus souvent liées au linge ou à la « paperasse administrative ». Ces limites dans le transfert des tâches ménagères entre les conjoints indiquent selon moi que les femmes restent responsables des tâches domestiques en dernier ressort, et c’est bien parce qu’elles sont responsables en dernier ressort que les hommes peuvent se permettre de ne pas les prendre en charge.
Comme les pères au foyer apprennent rarement de nouvelles compétences ménagères, ceux qui le font montrent qu’ils sont les pères les plus investis dans leur rôle de parent au foyer. Le repassage est particulièrement intéressant à ce titre. (...)
c’est (en termes de prise en charge) l’une des tâches les féminisées. Presque aucun des hommes rencontrés ne faisait régulièrement le repassage avant de devenir père au foyer. Dans cette perspective, seuls les pères les plus investis ont appris à faire le repassage, ou ont appris à le faire pour d’autres types de linge que leurs propres chemises. (...)
Quel rapport ces pères entretiennent-ils à leur identité d’homme ?
Si les pères au foyer renoncent, au moins temporairement, à une part importante de leur identité masculine (à savoir le travail salarié), ils mettent en place plusieurs stratégies pour réaffirmer leur masculinité3 : activité rémunérée pour les auto-entrepreneurs, prise en charge de tâches domestiques « masculines » comme le bricolage, pratique d’un sport…
On observe ainsi que de nombreux pères profitent de leur temps libéré pour effectuer des tâches de bricolage (...)
Les pères au foyer tentent-ils aussi de lutter contre cette étiquette de « l’homme qui ne travaille pas » ?
Oui et non. Comme évoqué précédemment, presque tous les pères que j’ai pu rencontrer cherchent à opérer une reconversion professionnelle (...)
Comment ces pères sont-ils perçus par leurs proches (et par la société) ?
Les pères rencontrés sont souvent renvoyés par autrui à une forme de masculinité déviante ou stigmatisée (chômeur, paresseux, homme entretenu voire exploitant sa conjointe, gigolo5 ou encore pédophile) ou à une non-virilité. (...)
Plus largement, un homme qui ne travaille pas déroge aux caractéristiques qu’on attend d’un homme, dans les représentations sociales : elle place l’homme dans une situation de dépendance économique alors qu’il est censé jouer le rôle d’apporteur de ressources de la famille. D’une façon générale, leur situation semble mal acceptée par les autres hommes, les personnes les plus âgées de leur entourage et les parents de leur conjointe. À l’inverse, elle serait mieux acceptée par les femmes (qui déclarent qu’elles aimeraient que leur conjoint en fasse autant) et les personnes de moins de quarante ans. (...)
Peut-on alors réellement dire que ces hommes ont investi un rôle féminin ?
Il n’y a pas une réponse univoque à cette question. (...)
Évidemment, les pères en font plus dans les couples que j’ai rencontrés que dans ceux où les deux conjoints ont un travail salarié. Mais j’observe aussi que les conjointes des pères au foyer en font plus que les conjoints des mères au foyer.
Dans mon analyse, j’ai mis l’accent sur ce qui rapproche les pères au foyer de la majorité des pères et, donc, sur ce qui « résiste » en termes de normes sociales dans ces couples. Ces derniers ne réinventent pas des arrangements conjugaux à partir de rien : ils sont influencés par leurs parcours de vie antérieurs, par les injonctions plus ou moins diffuses du monde qui les entoure sur ce qui se fait et ne se fait pas, par les « rappels à l’ordre » de la part de proches ou d’inconnus… C’est parce que je me suis penchée sur les normes qui continuent à résister au sein de ces couples que j’hésite à parler « d’inversion du genre », du moins si on entend par là que « les pères au foyer se comportent exactement comme des mères au foyer ». Cependant, si j’en crois les réactions que ces pères suscitent lorsqu’ils parlent de leur situation, en effet, ce qu’ils font est clairement envisagé comme un rôle féminin.