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"Islamogauchisme" : Le piège de l’Alt-right se referme sur la Macronie
David Chavalarias, Directeur de Recherche au CNRS, CAMS/ISC-PIF
Article mis en ligne le 22 février 2021

Mardi dernier, la Ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation (MESRI) a exprimé son souhait de missionner le CNRS pour une « étude scientifique » sur l’« islamo-gauchisme » qui, d’après ses propos de dimanche (14/02/21) sur une chaîne TV privée, « gangrène la société dans son ensemble ». « L’Université n’[y étant] pas imperméable », il s’agirait de définir « ce qui relève de la recherche et du militantisme ». La Conférence des Présidents d’Université a immédiatement exprimé sa stupeur devant de tels propos, tandis que le CNRS indiquait dans un communiqué de presse que « “L’islamogauchisme” , slogan politique utilisé dans le débat public, ne correspond à aucune réalité scientifique ».

C’est la troisième fois en moins de six mois que l’expression “islamo-gauchisme” est employée par un ministre du gouvernement Castex, contribuant à inscrire ce terme comme dénomination légitime d’une catégorie sociale, malgré l’absence de réalité scientifique.

Au-delà de la menace que fait peser la démarche de la Ministre sur les libertés académiques, qui a suscité de vives polémiques, nous montrons qu’elle s’inscrit dans une tendance d’autant plus inquiétante qu’elle semble relever d’un aveuglement au niveau de la Présidence et du gouvernement.

Afin de discerner ce qui relève du militantisme ou de la stratégie politique dans la popularisation de ce néologisme, ainsi que l’impact que pourrait avoir sa légitimation par de hauts responsables de la République, nous présentons ici une étude factuelle sur les contextes de son utilisation dans le paysage politique français sur les 5 dernières années.

Nous nous appuierons sur le Politoscope, un instrument du CNRS que nous avons développé à l’Institut des Systèmes Complexes de Paris IdF pour l’étude du militantisme politique en ligne. Il nous permet d’analyser à ce jour plus de 290 millions de messages à connotation politique émis depuis 2016 entre plus de 11 millions de comptes Twitter.

Nous renvoyons le lecteur intéressé par l’origine de l’expression “islamo-gauchisme” à l’article de Corinne Torrekens ou à l’historique qui en avait été fait en octobre dernier lors des premières utilisations de ce terme, d’abord par le Ministre de l’Intérieur lors d’un échange à l’Assemblée Nationale, puis par le Ministre de l’Éducation Nationale, de la Jeunesse et des Sports en réaction à l’assassinat de Samuel Paty.

Le point important pour notre propos est que nous avons affaire à un néologisme relativement ancien (une quinzaine d’années) qui a jusque-là été peu utilisé. (...)

Nous sommes donc sur une terminologie, et a priori une catégorisation des groupes sociaux, très marginales[1].

Comme le montrent les recherches en sociologie et psychologie sociale[2], ce type de dénomination émergente indique la volonté de créer une nouvelle catégorie dans l’imaginaire collectif, passage obligé pour faire accepter de nouveaux récits de référence et pour façonner de manière durable de nouvelles représentations, croyances et valeurs.

S’agissant de la dénomination d’un groupe social, elle est l’instrument d’une démarcation entre le groupe social qui l’emploie et le groupe social réel ou fantasmé qu’elle est censée désigner. Si le CNRS s’est exprimé au plus haut niveau pour indiquer que l’« islamogauchisme » était plus un fantasme qu’une réalité scientifique, nous posons ici la question de ce que cette expression révèle sur le ou les groupes sociaux qui l’emploient.

Voici donc ce qui ressort de l’expression « islamogauchisme »[3] lorsque nous la passons au macroscope de nos méthodes d’analyse.
Quels ont été les contextes d’usage de l’expression « islamo-gauchisme » ces dernières années ?

Si l’expression« islamo-gauchisme » est très marginale dans la twittersphère et dans le langage politique ordinaire, elle apparaît dans des contextes très précis en tant qu’instrument de lutte idéologique. (...)

Il apparaît clairement sur cet échantillon, par ailleurs assez représentatif de l’ensemble, que « islamo-gauchisme » est employé dans un contexte d’hostilité entre communautés politiques et non de discours programmatique, prosélyte ou de débat politique. Une analyse plus complète du contenu de ces tweets hostiles montre que les notions les plus associées à « islamo-gauchisme » sont celles de traître, d’ennemi de la république, d’immoralité, de honte, de corruption ainsi que de menace, d’insécurité, de danger, d’alliance avec l’ennemi et bien sûr de compromission avec l’islamisme radical.

La principale communauté politique visée par ce terme (et qui s’en défend, d’où sa présence dans ce corpus de tweets) est la France Insoumise et la personnalité de Jean-Luc Mélenchon, mais occasionnellement, ce terme vise la communauté plus large des personnalités et militants de gauche, comme le montre le tweet le plus relayé de tout notre corpus et adressé à Benoît Hamon.

Nous sommes donc sur un terme utilisé pour ostraciser et dénigrer un groupe social particulier tout en en donnant pour l’opinion publique une image anxiogène et associée à un danger imminent. Son utilisation a pour but de polariser l’opinion publique autour de deux camps déclarés incompatibles entre lesquels il faudrait choisir : d’un côté les défenseurs du droit et des valeurs républicaines, de l’autre les traîtres aux valeurs françaises et alliés d’un ennemi sanguinaire. La construction même du terme reflète cette ambition. Dans un pays encore meurtris par les attentats du Bataclan, le préfixe « islamo- » est au mieux négatif voire désigne des personnes dangereuses pour l’ordre public, quant au suffixe « gauchisme », il est une forme péjorative pour désigner en vrac les idéologies de gauche.

Qui a fait la promotion de la notion « islamo-gauchisme » ces dernières années ? (...)

Le premier constat que l’on peut faire est que les comptes qui se sont le plus impliqués dans la promotion d’« islamo-gauchisme » depuis 2016 sont tous idéologiquement d’extrême-droite.

Le second constat est qu’il y a une forte majorité de comptes suspendus. D’après Twitter, la plupart des comptes suspendus sont des spammeurs, ou tout simplement des faux comptes qui introduisent des risques de sécurité pour Twitter et ses utilisateurs. Un compte peut également être suspendu si son détenteur adopte un comportement abusif, comme envoyer des menaces à d’autres personnes ou se faire passer pour d’autres comptes, ou si Twitter pense qu’il a été piraté.

Les cas de suspension de comptes sont très rares. (...)
Avoir plus de la moitié de comptes suspendus parmi les plus prolixes sur l’« islamo-gauchisme » est donc une prouesse et un marqueur très significatif de comportements abusifs et malveillants.

Dans le cas présent, les raisons de la suspension semblent être un comportement verbalement violent et peut-être même plus probablement un comportement de tromperie ou d’astroturfing typique des agissements d’une certaine frange de l’extrême-droite : une démultiplication démesurée et généralement artificielle de l’activité d’un compte pour faire illusion sur le soutien réel d’une population à une idée. (...)

Les deux communautés politiques historiques qui ont été les plus actives sur ce front idéologique sont le Rassemblement National et Les Républicains, mais avec des temporalités très différentes. (...)

Le terme « islamo-gauchisme » est donc avant tout une arme idéologique utilisée dans un discours hostile pour discréditer une communauté politique indépendamment de la réalité qu’il est supposé désigner.

Une cartographie de l’ensemble des échanges Twitter avec identification des communautés politiques révèle d’ailleurs très bien cette organisation dichotomique des échanges autour de cette expression. (...)

Pourquoi la récupération des concepts de l’extrême droite est-elle un piège ?

Si l’on résume les éléments factuels que nous venons de présenter :

Bien que la science ne reconnaisse pas « islamo-gauchisme » comme une catégorie sociale légitime, plusieurs courants d’extrême-droite en font depuis longtemps la promotion,
Cette promotion, qui s’inscrit dans des échanges hostiles et dépourvus d’éléments programmatiques, a des objectifs bien précis : 1) discréditer ses opposants de gauche, 2) convaincre l’opinion publique de l’existence d’une nouvelle catégorie d’acteurs : des ennemis intérieurs alliés aux forces obscures de l’islamisme radical. Ce faisant, elle crée une atmosphère anxiogène propice à l’adhésion à ses idées.

Si, comme nous avons pu le mesurer, cet effort soutenu n’a pas eu d’effet notable sur l’écosystème politique jusqu’à récemment, les interventions successives de trois ministres de la République ont changé la donne. La dernière intervention de Frédérique Vidal lui a fourni une exposition inespérée.

L’existence de groupes « islamo-gauchites » vient d’être défendue officiellement au plus haut niveau puisqu’il serait absurde de demander une enquête sur quelque chose à laquelle on apporte peu de crédit. Cette dénomination est donc légitimée par le gouvernement, avec en prime l’idée que notre jeunesse serait menacée d’endoctrinement.

La réaction épidermique du milieu universitaire à ces interventions n’a fait qu’amplifier l’exposition à cette idée, même si c’était pour la démentir, laissant présager d’un effet boomerang. (...)

D’après nos mesures, les ministres du gouvernement ont réussi à faire en quatre mois ce que l’extrême-droite a peiné à faire en plus de quatre années (...)

David Chavalarias,

Directeur de Recherche au CNRS, CAMS/ISC-PIF

Dimanche 21 février 2021

Mardi dernier, la Ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation (MESRI) a exprimé son souhait de missionner le CNRS pour une « étude scientifique » sur l’« islamo-gauchisme » qui, d’après ses propos de dimanche (14/02/21) sur une chaîne TV privée, « gangrène la société dans son ensemble ». « L’Université n’[y étant] pas imperméable », il s’agirait de définir « ce qui relève de la recherche et du militantisme ». La Conférence des Présidents d’Université a immédiatement exprimé sa stupeur devant de tels propos, tandis que le CNRS indiquait dans un communiqué de presse que « “L’islamogauchisme” , slogan politique utilisé dans le débat public, ne correspond à aucune réalité scientifique ».

C’est la troisième fois en moins de six mois que l’expression “islamo-gauchisme” est employée par un ministre du gouvernement Castex, contribuant à inscrire ce terme comme dénomination légitime d’une catégorie sociale, malgré l’absence de réalité scientifique.

Au-delà de la menace que fait peser la démarche de la Ministre sur les libertés académiques, qui a suscité de vives polémiques, nous montrons qu’elle s’inscrit dans une tendance d’autant plus inquiétante qu’elle semble relever d’un aveuglement au niveau de la Présidence et du gouvernement.

Afin de discerner ce qui relève du militantisme ou de la stratégie politique dans la popularisation de ce néologisme, ainsi que l’impact que pourrait avoir sa légitimation par de hauts responsables de la République, nous présentons ici une étude factuelle sur les contextes de son utilisation dans le paysage politique français sur les 5 dernières années.

Nous nous appuierons sur le Politoscope, un instrument du CNRS que nous avons développé à l’Institut des Systèmes Complexes de Paris IdF pour l’étude du militantisme politique en ligne. Il nous permet d’analyser à ce jour plus de 290 millions de messages à connotation politique émis depuis 2016 entre plus de 11 millions de comptes Twitter.

Nous renvoyons le lecteur intéressé par l’origine de l’expression “islamo-gauchisme” à l’article de Corinne Torrekens ou à l’historique qui en avait été fait en octobre dernier lors des premières utilisations de ce terme, d’abord par le Ministre de l’Intérieur lors d’un échange à l’Assemblée Nationale, puis par le Ministre de l’Éducation Nationale, de la Jeunesse et des Sports en réaction à l’assassinat de Samuel Paty.

Le point important pour notre propos est que nous avons affaire à un néologisme relativement ancien (une quinzaine d’années) qui a jusque-là été peu utilisé. Entre le 1er Août 2017 et le 30 décembre 2020, sur 230M de tweets analysés, le terme « islamogauchisme » ou ses variantes ont été promus dans des tweets originaux et relayés via retweets respectivement par 0,019% et 0,26% du total comptes Twitter analysés, au sein de « seulement » 73.806 messages (0,032% du total). Nous sommes donc sur une terminologie, et a priori une catégorisation des groupes sociaux, très marginales[1].

Comme le montrent les recherches en sociologie et psychologie sociale[2], ce type de dénomination émergente indique la volonté de créer une nouvelle catégorie dans l’imaginaire collectif, passage obligé pour faire accepter de nouveaux récits de référence et pour façonner de manière durable de nouvelles représentations, croyances et valeurs.

S’agissant de la dénomination d’un groupe social, elle est l’instrument d’une démarcation entre le groupe social qui l’emploie et le groupe social réel ou fantasmé qu’elle est censée désigner. Si le CNRS s’est exprimé au plus haut niveau pour indiquer que l’« islamogauchisme » était plus un fantasme qu’une réalité scientifique, nous posons ici la question de ce que cette expression révèle sur le ou les groupes sociaux qui l’emploient.

Voici donc ce qui ressort de l’expression « islamogauchisme »[3] lorsque nous la passons au macroscope de nos méthodes d’analyse.
Quels ont été les contextes d’usage de l’expression « islamo-gauchisme » ces dernières années ?

Si l’expression« islamo-gauchisme » est très marginale dans la twittersphère et dans le langage politique ordinaire, elle apparaît dans des contextes très précis en tant qu’instrument de lutte idéologique.

Une première évaluation qualitative de ce fait peut être menée à partir des messages mentionnant cette expression. Nous reproduisons ci-dessous les tweets ayant touché le plus de comptes distincts ces cinq dernières années. Ils sont classés par ordre décroissant de leur impact.

Il apparaît clairement sur cet échantillon, par ailleurs assez représentatif de l’ensemble, que « islamo-gauchisme » est employé dans un contexte d’hostilité entre communautés politiques et non de discours programmatique, prosélyte ou de débat politique. Une analyse plus complète du contenu de ces tweets hostiles montre que les notions les plus associées à « islamo-gauchisme » sont celles de traître, d’ennemi de la république, d’immoralité, de honte, de corruption ainsi que de menace, d’insécurité, de danger, d’alliance avec l’ennemi et bien sûr de compromission avec l’islamisme radical.

La principale communauté politique visée par ce terme (et qui s’en défend, d’où sa présence dans ce corpus de tweets) est la France Insoumise et la personnalité de Jean-Luc Mélenchon, mais occasionnellement, ce terme vise la communauté plus large des personnalités et militants de gauche, comme le montre le tweet le plus relayé de tout notre corpus et adressé à Benoît Hamon.

Nous sommes donc sur un terme utilisé pour ostraciser et dénigrer un groupe social particulier tout en en donnant pour l’opinion publique une image anxiogène et associée à un danger imminent. Son utilisation a pour but de polariser l’opinion publique autour de deux camps déclarés incompatibles entre lesquels il faudrait choisir : d’un côté les défenseurs du droit et des valeurs républicaines, de l’autre les traîtres aux valeurs françaises et alliés d’un ennemi sanguinaire. La construction même du terme reflète cette ambition. Dans un pays encore meurtris par les attentats du Bataclan, le préfixe « islamo- » est au mieux négatif voire désigne des personnes dangereuses pour l’ordre public, quant au suffixe « gauchisme », il est une forme péjorative pour désigner en vrac les idéologies de gauche.
Qui a fait la promotion de la notion « islamo-gauchisme » ces dernières années ?

En y regardant de plus près, l’usage de l’expression « islamo-gauchisme » est un marqueur de types de comptes Twitter très précis. Voici les comptes qui ont le plus utilisé cette expression ces cinq dernières années, classés par nombre décroissant d’usages de cette expression :
Nombre de tweets Pseudonyme Type de compte
440 YvanBARDOT protégé
241 johnconst4 RN
225 karllyhnns9575 suspendu
184 BrachKarl suspendu
165 charles73217 suspendu
138 rcnqst1 amplificateur RN (60t/j sur 6 mois)
128 RdeMontauban suspendu
124 gramontalex suspendu
122 Vyve17 militant extrême-droite
116 jgilb48 amplificateur RN (89 t/j sur 62 mois)
112 StheleneBot suspendu
108 KarlPrune suspendu
108 InfosMelenchon bot
107 rondez48 compte supprimé

Table 1. Liste des comptes ayant le plus relayé le terme « islamo-gauchisme » depuis 2016 dans le Politoscope. La mention ‘suspendu’ indique des comptes suspendus par Twitter pour leur comportement violant ses règles d’utilisation. La mention ‘protégé’ indique des comptes qui ont choisi de rendre leurs messages confidentiels. La mention bot indique des comptes ouvertement pilotés par des robots informatiques.

Le premier constat que l’on peut faire est que les comptes qui se sont le plus impliqués dans la promotion d’« islamo-gauchisme » depuis 2016 sont tous idéologiquement d’extrême-droite.

Le second constat est qu’il y a une forte majorité de comptes suspendus. D’après Twitter, la plupart des comptes suspendus sont des spammeurs, ou tout simplement des faux comptes qui introduisent des risques de sécurité pour Twitter et ses utilisateurs. Un compte peut également être suspendu si son détenteur adopte un comportement abusif, comme envoyer des menaces à d’autres personnes ou se faire passer pour d’autres comptes, ou si Twitter pense qu’il a été piraté.

Les cas de suspension de comptes sont très rares. L’une des plus importantes purges de comptes Twitter a visé récemment 70.000 comptes ayant incité à la violence dans les jours précédant le saccage du Capitole aux USA, ce qui ne représente que 0,023% de l’ensemble des comptes actifs. Avoir plus de la moitié de comptes suspendus parmi les plus prolixes sur l’« islamo-gauchisme » est donc une prouesse et un marqueur très significatif de comportements abusifs et malveillants.

Dans le cas présent, les raisons de la suspension semblent être un comportement verbalement violent et peut-être même plus probablement un comportement de tromperie ou d’astroturfing typique des agissements d’une certaine frange de l’extrême-droite : une démultiplication démesurée et généralement artificielle de l’activité d’un compte pour faire illusion sur le soutien réel d’une population à une idée. Cette hypothèse est confortée par la présence de deux ‘amplificateurs’ parmi cette short list, c’est à dire des comptes dont le nombre quotidien de tweets (plus de 60 par jour en moyenne) indique qu’ils sont probablement pilotés par des robots ou des salariés.

L’analyse de l’ensemble des 83.000 tweets contenant « islamo-gauchisme » et de leur dynamique permet de préciser ce tableau.

Les deux communautés politiques historiques qui ont été les plus actives sur ce front idéologique sont le Rassemblement National et Les Républicains, mais avec des temporalités très différentes. Jusqu’au 1er tour de la présidentielle de 2017, Les Républicains, et principalement les sarkozystes, étaient les plus actifs sur le sujet. Ce point n’est pas une coïncidence puisque, comme nous l’avons démontré[4] la tactique consistant à dénigrer un adversaire en révélant sa soit-disant proximité avec l’islamisme radical avait déjà été utilisée au sein même de LR contre Alain Juppé, une première fois par les sarkozistes pendant la primaire de la droite de 2016 où il était grand favori, puis par les fillionnistes au moment du Peneloppe Gate, alors que la possibilité d’un retour de Juppé était évoquée.

La tendance s’est inversée très exactement dans l’entre-deux tours et le RN est alors devenu, et de loin, le courant politique qui a le plus fréquemment fait usage du terme « islamo-gauchisme ». Sur ces quatre dernières années, les militants d’extrême droite ont consacré plus de deux fois plus d’efforts à sa promotion que leurs homologues Républicains (rapporté à leur volume total de tweets).

Cette inversion s’explique par la reconfiguration des forces politiques à l’issue de la présidentielle. Comme nous l’avons déjà décrit[5], pendant la majeure partie de la campagne présidentielle, Marine Le Pen étant pronostiquée au second tour, les autres candidats se sont affrontés entre-eux pour obtenir la place restante. Mélenchon était donc l’un des principaux adversaires de Fillon. Mais dès la présidentielle terminée et l’effondrement du PS et de LR qui s’en sont suivis, LFI et le RN sont devenus les principaux partis d’opposition et se sont donc mis à s’affronter pour prendre la place de première force d’opposition. C’est dans ce cadre que le RN a tenté d’imposer sa vision de « islamo-gauchisme » afin de discréditer son principal opposant et servir par la même occasion son agenda politique anti-immigration.

Figure 1. Évolution de la proportion cumulée de tweets émis par les principales communautés politiques avec la mention “islamo-gauchisme” ou ses variantes. Image : CNRS, David Chavalarias – CC BY-ND 4.0.

Le terme « islamo-gauchisme » est donc avant tout une arme idéologique utilisée dans un discours hostile pour discréditer une communauté politique indépendamment de la réalité qu’il est supposé désigner.

Une cartographie de l’ensemble des échanges Twitter avec identification des communautés politiques révèle d’ailleurs très bien cette organisation dichotomique des échanges autour de cette expression. La figure 2 montre deux blocs qui s’affrontent : d’un côté les communautés d’extrême-droite et LR qui utilisent ce terme de manière hostile pour dénigrer ou stigmatiser la communauté LFI, de l’autre LFI qui se défend. On remarquera par ailleurs que l’extrême droite est elle-même divisée en deux sous groupes : le RN et les courants patriotes/identitaires. Enfin, la figure 3 ci-dessous montre bien l’activité ancienne, persistante et massive de l’extrême-droite pointant l’intention de faire accepter une certaine représentation du monde par ce néologisme.

Figure 2. Cartographie des communautés politiques mentionnant « islamo-gauchisme ». Chaque point est un compte Twitter, sa couleur indique son appartenance à un courant politique. Les couleurs et et les positions des points sont déterminés algorithmiquement en fonction des interactions entre comptes (pas d’intervention humaine, voir Gaumont et al. 2018 pour plus de précisions). A droite, les communautés d’extrême-droite et LR utilisant ce terme de manière hostile pour dénigrer ou stigmatiser la communauté LFI (à gauche) qui se défend. La taille des nœuds est fonction du nombre de leurs tweets mentionnant « islamo-gauchisme », mise à part celle des nœuds labellisés par des noms de personnalités, dont la taille a été augmentée pour des questions de visualisation. On remarquera la présence marquée de comptes très impliqués dans ce type d’échanges et suspendus depuis par Twitter. Image : CNRS, David Chavalarias – CC BY-ND 4.0.

Figure 3. Cartographie des communautés politiques mentionnant « islamo-gauchisme » avec indication de la longévité des comptes. La taille des nœuds est proportionnelle à l’intervalle de temps pendant lequel a été détectée une participation à la polémique « islamo-gauchisme ». Il apparaît clairement qu’il y a une activité ancienne, persistante et massive à l’extrême-droite. Image : CNRS, David Chavalarias – CC BY-ND 4.0.
Pourquoi la récupération des concepts de l’extrême droite est-elle un piège ?

Si l’on résume les éléments factuels que nous venons de présenter :

Bien que la science ne reconnaisse pas « islamo-gauchisme » comme une catégorie sociale légitime, plusieurs courants d’extrême-droite en font depuis longtemps la promotion,
Cette promotion, qui s’inscrit dans des échanges hostiles et dépourvus d’éléments programmatiques, a des objectifs bien précis : 1) discréditer ses opposants de gauche, 2) convaincre l’opinion publique de l’existence d’une nouvelle catégorie d’acteurs : des ennemis intérieurs alliés aux forces obscures de l’islamisme radical. Ce faisant, elle crée une atmosphère anxiogène propice à l’adhésion à ses idées.

Si, comme nous avons pu le mesurer, cet effort soutenu n’a pas eu d’effet notable sur l’écosystème politique jusqu’à récemment, les interventions successives de trois ministres de la République ont changé la donne. La dernière intervention de Frédérique Vidal lui a fourni une exposition inespérée.

L’existence de groupes « islamo-gauchites » vient d’être défendue officiellement au plus haut niveau puisqu’il serait absurde de demander une enquête sur quelque chose à laquelle on apporte peu de crédit. Cette dénomination est donc légitimée par le gouvernement, avec en prime l’idée que notre jeunesse serait menacée d’endoctrinement.

La réaction épidermique du milieu universitaire à ces interventions n’a fait qu’amplifier l’exposition à cette idée, même si c’était pour la démentir, laissant présager d’un effet boomerang. Nous voyons ainsi sur le détail de l’évolution de la popularité de ce terme (Figure 4) qu’il a été propulsé au centre des discussions de l’ensemble des communautés politiques à la suite de l’intervention de la ministre et qu’il a même atteint assez profondément “la mer”.

« La mer » est le nom que nous avons donné à ce large ensemble de comptes qui ne sont pas suffisamment politisés pour être associés à un courant politique particulier mais qui échangent néanmoins des tweets politiques. Toucher « la mer » avec leurs idées est le Graal pour les communautés politiques car c’est un réservoir important de nouvelles recrues. Ainsi, « la mer », concentrant son attention sur ce concept d’« islamo-gauchisme », est amenée à problématiser les enjeux politiques à partir des idées de l’extrême-droite.

D’après nos mesures, les ministres du gouvernement ont réussi à faire en quatre mois ce que l’extrême-droite a peiné à faire en plus de quatre années : depuis octobre, le nombre de tweets de “la mer” mentionnant « islamo-gauchisme » est supérieur au nombre total de mentions entre 2016 et octobre 2020. On peut parler de performance.

Figure 4. Détail de l’évolution du nombre cumulé de tweets émis par les principales communautés politiques avec la mention « islamo-gauchisme » ou ses variantes. Le volume de tweets de “la mer” apparaît en vert et peut être lu sur l’axe des ordonnées à droite. Image : CNRS, David Chavalarias – CC BY-ND 4.0.
La porte ouverte à l’alt-right

Pour bien comprendre la faute politique que constitue la légitimation et l’appropriation d’un concept tel que « islamo-gauchisme » par un gouvernement, il faut se placer dans le contexte mondial de la montée de l’alt-right et des étapes qui permettent à cette idéologie de gangrener le pouvoir.

Contrairement à l’« islamo-gauchisme », l’alt-right est un mouvement idéologique bien réel, scientifiquement documenté[6], et revendiqué publiquement au sein d’espaces d’échanges en ligne tels que 4Chan et 8Chan.

L’alt-right est l’idéologie dont l’ascension a accompagné la prise du pouvoir de Donald Trump. Ses partisans sont nationalistes et suprématistes, racistes et antisémites, complotistes, intolérants et d’une violence parfois teintée de néonazisme[7]. Ils s’organisent de manière décentralisée via les médias numériques et recrutent “parmi les identitaires blancs, éduqués ou non, qui se présentent comme victimes de la culture dominante” (Port-Levet, 2020). Ils utilisent la désinformation comme principal moyen pour propager leur idéologie “qui se fonde sur la confusion idéologique et dont l’un des principaux objectifs est de troubler l’ordre politique pour accélérer le chaos”[8].

On ne s’étonnera pas que l’alt-right conçoive l’Université comme un repère de gauchistes et que certains de ses partisans en aient fait leur principal champ de bataille[9].

L’idéologie alt-right a déjà quelques belles victoires à son palmarès, dont les mandatures de Donald Trump aux États-Unis et de Bolsonaro au Brésil, pays dont on relèvera qu’il dispose du même mode de scrutin présidentiel que la France.

Comme nous l’avons documenté[10], ses partisans sont convaincus que Marine Le Pen est de leur côté (cf. Figure 5), ils l’ont d’ailleurs activement soutenu en 2017 en espérant lui donner le coup de pouce décisif qui la mènerait à la victoire (...)

ce courant n’a cessé de se renforcer à travers le monde, bénéficiant de la bouffée d’oxygène apportée par la mandature Trump. Avec la victoire de Biden, ils n’auront rien de mieux à faire ces prochains mois que de s’occuper à nouveau des élections présidentielles en Europe.

Pour propager leur idéologie à grande échelle, les activistes de l’alt-right se doivent de conquérir l’imaginaire collectif avec leurs représentations du monde. Comme une araignée, ils nécrosent progressivement la morale collective et la confiance que les citoyens ont dans leurs institutions démocratiques jusqu’à leur faire perdre tout repère. L’espoir de ces activistes est qu’alors un coup de force coordonné, jouant sur les émotions négatives, leur permettra de faire basculer une élection.

Le chemin de cette nécrose est connu et documenté par la recherche en psychologie sociale, sociologie et sciences politiques. Il a été emprunté par les partisans de Donald Trump et a mené à l’insurrection du Capitole. En avoir connaissance nous permet de constater que nous l’empruntons déjà et que la Ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation vient, probablement à l’insu de son plein gré, d’y jouer un rôle d’agent de la circulation très efficace. (...)

Le billard du chaos

Le recours du gouvernement à la rhétorique de « islamo-gauchisme » révèle une perte inquiétante de repères. Après trois reprises par trois ministres différents et importants, la dernière étant assumée deux jours plus tard par une intervention à l’Assemblée Nationale puis une autre au JDD, une stratégie gouvernementale affleure qui révèle une certaine nervosité. Et si LREM n’était pas au deuxième tour de la présidentielle en 2022 ?

Les mouvements sociaux de 2018, les gilets jaunes éborgnés, la pandémie qui n’en finit pas de finir, la crise économique sans précédent qui s’annonce, tout cela fait désordre et n’a pas permis à Emmanuel Macron de développer pleinement son programme. Il y a de quoi s’inquiéter. Comme en 2017, les partis politiques semblent se résoudre à avoir Marine Le Pen au second tour, jeu dangereux étant donné les failles de notre système de vote[14]. Pour passer les deux tours, LREM devra donc éliminer LFI au premier tour, actuellement son opposant le plus structuré hormis le RN, puis battre le RN au deuxième tour. Accréditer l’existence d’un « islamo-gauchisme », c’est à la fois affaiblir LFI en emboîtant le pas de l’extrême droite et montrer aux électeurs qui seraient tentés par le RN que, dans le domaine de la lutte contre l’islamisme radical, LREM peut tout à fait faire aussi bien, voire mieux, qu’une Marine Le Pen qualifiée de « molle » par Gérald Darmanin[15].

Ce billard à trois bandes qui relève du « en même temps » est cependant extrêmement dangereux et a toutes les chances de devenir incontrôlable.

Il n’y a pas de « en même temps » dans le monde manichéen de l’alt-right qui s’attaque aux personnalités avant de s’attaquer aux idées. (...)

. Comme le montre Simon Ridley (2020), l’alt-right n’est plus un activisme marginal, exercé sous couvert de la « liberté d’expression », mais un engagement dans des actions criminelles destinées à créer du chaos et à renverser la réalité[16]. Un mode opératoire récurrent des partisans de l’alt-right est de créer un ennemi imaginaire contre lequel ils se positionnent en rempart, espérant ainsi créer la réaction hostile à leur encontre qui justifiera leurs actions, souvent violentes.

L’alt-right cible de manière privilégiée la jeunesse et les universités. L’idée qu’il puisse y avoir au sein de l’université des groupes tels que des “islamo-gauchistes” sert précisément à légitimer leur intervention dans ce milieu. On a donc ici un parfait renversement de valeurs : un groupe qui promeut des méthodes malhonnêtes et violentes essaie de faire croire à l’existence d’un pseudo-groupe pour apparaître comme un rempart salutaire.

Ceci étant dit, il est sain de veiller à ce qu’aucune forme d’extrémisme ne se développe à l’Université ou dans la recherche, qu’elle soit religieuse, de droite, de gauche ou sectaire. Pour cela, ayons conscience que l’efficacité de leur éradication se joue dans la manière de les nommer.