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« J’ai hébergé un gamin hors la loi »
Article mis en ligne le 12 novembre 2018

(...) un témoignage à vif, qui relate l’expérience d’une famille ayant hébergé un jeune Guinéen à la rue, en butte aux avanies de l’accueil des mineurs isolés étrangers. Où l’on questionne bien plus que la simple application du droit.

Karamba n’est pas de la famille. Karamba, c’est autre chose : une aventure que ni lui ni nous n’aurions imaginée. Il est entré dans notre vie le 10 novembre 2017 via un mail SOS informant qu’un gosse a été jeté à la rue par l’aide sociale à l’enfance de la Creuse, alors que la température avoisine le zéro. Une unique nuit en accueil d’urgence pour adultes a été négociée depuis Marseille. Demain, plus rien.

Abriter un hors-la-loi

Son histoire fait écho au film J’ai marché jusqu’à vous [2]. Avec lui, une injustice s’incarne, pas au JT, mais sous nos yeux. Karamba est rapatrié ici par un couple d’amis creusois. Ne rien faire serait insupportable. Mais quoi ? On ne sait pas. On ignore tout des huit mois à venir. On sait juste qu’on vient de dire oui pour une nuitée ou deux afin de lui éviter les cartons et les vigiles de la gare. Inscrits dans une chaîne improvisée d’accueil intermittent, nous ne connaissons presque personne de cette conjuration d’anonymes abritant un hors-la-loi.

Parce que Karamba est hors la loi. Pas au sens criminel, mais judiciaire. Pour lui, la loi ne s’applique pas, ou mal, ou injustement. De sa naissance à son retour sur Marseille après son bref séjour creusois, aucune bonne fée penchée sur son berceau. (...)

Né de père inconnu et orphelin de mère, il a été recueilli par une tante maltraitante. Alors il s’est condamné à son seul avenir, l’exil, avec ses 15 ans pour tout bagage. 7 963 km de dénuement et brutalités. Certains voyages déforment la jeunesse. À trois mois de ses 16 ans, il échoue en gare Saint-Charles. Là, ses frères d’infortune l’initient. Il faut signer trois fois par semaine dans le registre de l’Addap13 [3]pour prétendre à la protection. Signer, avant de retrouver la rue et espérer une « mise à l’abri ». Les jours se font semaines, et les semaines mois.

C’est à cet instant de sa vie, où il joue à saute-familles, avec en arrière-plan l’hiver comme punition chaque fois que l’une d’elles fait défaut, que nous le rencontrons. (...)

Bricolage social et familial

Notre rencontre est compliquée. Il faut savoir recevoir. Ne pas tomber dans la pitié. Ni trop se livrer. C’est une situation transitoire, le temps que le département des Bouches-du-Rhône (CD13) agisse. Alors, on se limite à l’essentiel. Le silence contraint se fend de quelques mots. On meuble d’une socialisation bancale, on s’apprivoise. On ne questionne pas, on apprend. C’est la même règle pour lui, sauf que, contrairement à nous, il sait. Il a appris à vivre hors la loi. On pallie quinze jours avant de comprendre : malgré la décision de justice, le CD13 fait la sourde oreille. Leçon n° 1 : il ne suffit pas que le droit soit pour qu’il existe.

Le département nous contraint à un bricolage social et familial. Et franchement, on ne s’en sort pas trop mal. C’est que nous ne sommes pas seuls. Autour de nous, de lui, s’agrège une énergie de l’ombre. Prend corps une bienveillance où chacun va légèrement au-delà de ses possibilités. C’est ainsi, en suivant le fil d’Ariane de cette action sociale, que Karamba trouve le chemin du lycée. (...)

Saisi, le tribunal administratif (TA) rappelle le CD13 à ses obligations. En vain. J’en arrive à écrire au président Macron. Là non plus, aucune réponse.

Du temps au temps

Karamba n’est plus ce gosse en stand-by. Ce qui change bien des choses à la maison. Le précaire devient quotidien et ce quotidien s’éternise. C’est un double combat qu’il faut mener. Installer Karamba dans une socialisation bénévole et lutter publiquement pour l’application du droit. (...)

Vivre avec Karamba nous fait toucher du doigt des incompréhensions mutuelles. Générationnelles, entre autres. Leçon n° 2 : notre monde n’est pas interconnecté et les connaissances ne circulent pas autant que nous l’imaginions. Karamba n’était jamais allé à l’école. Lecture, écriture et calcul sont acquis sur le tas. On décode sans juger, mais on force parfois la parole. C’est dur. On mesure mal la difficulté à exprimer ses sentiments. L’accueil se fait éducation. Apprendre à dire non. Curiosité réciproque. Ambivalence de l’attachement. Et une conclusion en filigrane : si Karamba est arrivé ici abîmé, c’est peut-être autant par son parcours français que par son périple africain.(...)

Pendant le combat juridique, la vie continue. Et Karamba s’accroche. Leçon n° 3 : tandis que le CD13 joue à la roulette judiciaire, il obtient un tableau d’honneur du conseil de classe. Puis, peu après un article dans Le Monde [4], l’avocate apprend le placement de son client en foyer à partir du 22 juin. Un miracle auquel nous ne croyions plus. Et pourtant, en le voyant pénétrer dans le foyer avec ses sacs, je réalise. La porte s’ouvre, il a enfin un bout d’avenir entre les mains.

Aujourd’hui, Karamba vit dans un lieu plutôt chaleureux. Il va bien, il sourit. Mais notre histoire ne s’arrête pas là. Si nous n’avons rien vécu de ses 7 963 km de Sahara, Libye et Méditerranée, nous avons beaucoup appris de ces derniers mètres de pure injustice parcourus ensemble depuis près d’un an. Pour ma part, je me suis redécouvert dans ce rôle d’allumeur de réverbères. Don et contre-don. Donner l’hospitalité pour y voir plus clair en soi.

Il vient quand il veut, avec l’accord du foyer. Il fait partie de notre vie familiale, sociale, politique. (...)

Leçon n° 4 : l’hospitalité envers ces corps qu’on croyait morts n’est pas un fardeau, mais une leçon de vie qu’on s’administre – à soi-même et à ceux qui ne se savent plus vivants. C’est comme ça que nous marcherons jusqu’à nous.