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Je suis un accident sociologique mais pas votre alibi
Faïza Zerouala, Journaliste.
Article mis en ligne le 26 juillet 2019
dernière modification le 25 juillet 2019

Raconter son parcours quand on est transclasse, soit. Mais autant ne pas piétiner la sociologie au passage. Se livrer dans ces récits de vie sans rappeler le poids des déterminismes sociaux, politiser la question et interroger l’incapacité de notre système scolaire à être autre chose qu’une machine à reproduire les inégalités, cela n’a pas vraiment de sens.

Pierre Bourdieu n’aimait pas trop la télévision. Ironiquement, celle-ci va lui offrir une magnifique illustration de son œuvre. Un dimanche soir, j’ai été captivée par un documentaire fort intéressant, Les bonnes conditions, diffusé sur Arte.

Fort intéressant car il raconte la vie de six jeunes élèves de Terminale de Victor Duruy, seul lycée public du très chic VII ème arrondissement. Entre 2006 et 2013, ceux-ci racontent leurs projets de vie et d’avenir.

Ce film d’une heure et demie, visible ici sur YouTube, réalisé par Julie Gavras -elle aussi fille de mais passons- nous offre donc une merveilleuse incarnation du livre de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les Héritiers, paru en 1964 mais toujours d’une acuité parfaite (à l’exception des chiffres). (...)

Ce documentaire raconte comment les héritiers sont toujours dans la place, bien décidés à se complaire dans cette reproduction sociale infinie. Cette armée de gens bien nés – et rien n’est de leur faute à ces individus, je parle du système – va prendre d’assaut les meilleurs postes et positions sociales.

Sans trop de suspense, à la fin ce sont les riches qui gagnent, et ils vont réussir à intégrer des classes préparatoires prestigieuses. Mais là n’est pas le plus saisissant. Ces enfants privilégiés ne réalisent jamais à quel point ils le sont. (...)

Ces jeunes semblent inconscients du capital social, financier et culturel dont ils bénéficient sans même l’avoir demandé. Illustration de l’habitus.

Ce documentaire est aussi fascinant parce qu’il parvient à dessiner cette absence de doute chez ces jeunes bien nés. Leur champ des possibles est infini et ils le savent. Il y aura toujours un ami de Papa qui pourra corriger le tir si par hasard Junior faisait une sortie de route.

Bien entendu, ils ne sont pas imperméables aux coups durs, aux décès ou aux problèmes de santé mentale. Mais qui grandit dans un quartier populaire n’est pas non plus immunisé face aux drames ou aux troubles dépressifs. L’idée n’est pas d’opposer les situations de manière manichéenne mais de pointer que les biens-nés, quoiqu’ils fassent, bénéficient de tous les atouts pour réussir leur vie professionnelle et matérielle au moins. (...)

Astuce, si vous venez d’un milieu populaire, vous aurez toujours très vite quelqu’un qui vous dira « Moi aussi je viens d’un milieu pauvre, ma grand-mère était ouvrière ». Et vous dira du bout des lèvres que son père est médecin mais bon ça ne compte pas, il suffit de se sentir prolo pour l’être. Mais au risque de créer moult désillusions, les grands-parents cela ne compte pas (sauf s’ils vous ont élevé.) Autre cas délicieux, celui du père établi, bardé de capital culturel mais dont l’enfant qui essaie de créer une connivence de classe avec vous, jure ses grands dieux qu’il a connu une vie difficile et sait ce que c’est de galérer en vous faisant un clin d’œil.

Ces faux transclasses sont une insulte pour ceux qui viennent de milieux populaires. Revendiquer des fausses origines prolétaires, c’est prendre la place de personnes déjà invisibilisées, parfois humiliées. C’est tout leur (nous) voler, y compris une histoire, un vécu, des sentiments qui ne vous appartiennent pas.

Rappel, nous n’avons besoin ni de votre compassion, ni de vos larmes et encore moins de votre fausse solidarité. Il n’y a pas de compétition, soyez juste conscients de vos privilèges, c’est déjà bien assez.

Quant aux tenants du quand on veut on peut, la motivation paie et autres adorateurs du mérite, vous me hérissez le poil. Et pourtant, je suis du bon côté de la barrière car je suis une erreur statistique, un accident sociologique, j’ai fait beaucoup trop d’études, j’ai une position enviable en tant que journaliste dans une officine coupeuse de têtes, bref je suis une survivante de mon milieu social.

C’est un vrai dilemme auquel je n’ai toujours pas trouvé de réponse satisfaisante. Je devrais brandir tout cela comme une fierté mais en réalité c’est plus compliqué que cela. Je ne veux pas être une caution, une « exception consolante » ou une preuve que le système n’est pas si excluant.

D’ailleurs voici quelques chiffres (pardon) qui vont peut-être doucher votre enthousiasme et vous faire comprendre que le cas de la sœur de votre ami n’est pas forcément transposable à tous et toutes. (...)

Bien entendu, nos tenants du « quand on veut, on peut » plébiscité par la droite et la start-up nation ne sont pas les seuls responsables.

Depuis quelques années, le terme de transclasses est à la mode et c’est heureux. Des auteurs comme Annie Ernaux, Didier Eribon ou Edouard Louis racontent ce sentiment de n’appartenir à aucun monde. D’être indésirable dans leur milieu d’origine car ils ont « changé » et de ne pas être tout à fait soluble dans celui qui les accueille.

Avec un sentiment indécollable, celui de la honte. Celle de devoir répondre qu’on n’est pas parti en vacances de tout l’été ou quand il faut révéler la profession, ou son absence, de ses parents. Albert Camus a mis des mots mieux que quiconque dans Le Premier homme sur cette honte sociale qui l’a étreint au moment de remplir la feuille de renseignement au lycée. Il devait y inscrire que son père est mort des suites d’une blessure au combat en 1914 et que sa mère est femme de ménage. (...)

Si vous avez survécu à ce tunnel statistique, vous avez bien compris qu’il est plus difficile pour un enfant de milieu populaire de réussir à l’école. S’il a des parents immigrés, c’est la double peine (...)

raconter son parcours, soit, mais autant ne pas piétiner la sociologie au passage. Se livrer dans ces récits de vie sans rappeler le poids des déterminismes sociaux, politiser la question et interroger l’incapacité de notre système scolaire à être autre chose qu’une machine à reproduire les inégalités cela ne sert pas à grand-chose. (...)