
Tout le monde en mange, et pourtant la plupart ne l’ont jamais vue. Un journaliste d’investigation a arpenté la planète sur la trace de la tomate d’industrie, à la base de nos sauces prêtes à l’emploi. Le résultat, édifiant, est publié dans un livre, l’Empire de l’or rouge. Enquête mondiale sur la tomate d’industrie, sorti chez Fayard le 17 mai.
Après deux ans d’enquête sur la tomate d’industrie, vous révélez l’envers du décor, celui d’un empire connecté aux plus grandes multinationales de l’agroalimentaire. Votre livre remonte la piste qui vous a conduit en Asie, en Europe, en Amérique, en Afrique. Pourquoi avoir choisi de raconter l’histoire de cette marchandise ?
Jean-Baptiste Malet J’ai souhaité raconter le capitalisme à travers une boîte de concentré de tomates. Il y a à peu près un siècle, l’humanité consommait très peu de dérivés de la tomate, pourtant c’est aujourd’hui une marchandise universelle. Cette industrie est née en Italie, à la fin du XIXe siècle, mais son histoire épouse aussi celle de la Heinz Company, la première multinationale de l’histoire des États-Unis, qui a précédé Ford dans l’histoire de la production de masse, notamment par le recours au travail à la chaîne dès 1904. Quand nous pensons au début du taylorisme, notre imaginaire nous renvoie l’image d’hommes suant sur les chaînes automobiles. Pourtant, les ouvrières des conserveries Heinz ont elles aussi connu les cadences infernales, les accidents, la violence de cette organisation du travail.(...)
Raconter les rapports de production d’une marchandise et, de cette manière, dévoiler que l’organisation du monde a pour base une idéologie, cela exige des moyens, de la rigueur, du temps pour travailler au long cours, et un esprit critique qui ne soit pas faussement impertinent. Soit l’exact opposé de ce que sont en mesure de proposer les médias de masse détenus par des milliardaires. On sait peu que, parmi les migrants qui récoltent les tomates d’industrie en Italie, dans des conditions effroyables, beaucoup viennent du Ghana ou du Sénégal, qui ne sont pas des pays en guerre. La seule guerre qui pousse ces travailleurs à l’exil est la guerre économique et le libre-échange absolu qui dévastent les filières locales de production, dont celle de la tomate. (...)
La conserve italienne a toujours été un débouché privilégié des mafias pour blanchir des capitaux. Sa facilité de circulation permet aux agro-mafieux de bénéficier du libre-échange en projetant leurs marchandises sur tous les continents. Ces mafias n’ont rien à voir avec l’image du gangster au pistolet : elles sont parfaitement intégrées aux classes dominantes. Leurs activités sont ainsi devenues une excroissance naturelle du marché. Qui dit laisser-faire et dérégulation dit absence de contrôle douanier et étatique, donc blanc-seing aux activités criminelles (...)
Qui sont ces « maîtres du monde » de la tomate ?
Jean-Baptiste Malet Ils forment un noyau qui réunit les principaux acheteurs de concentré – les multinationales comme Heinz, Unilever ou Nestlé –, les transformateurs, les généticiens, les semenciers, les vendeurs de machines… Tous se retrouvent à huis clos lors du congrès mondial de la tomate d’industrie. On y chante les louanges du Tafta, des grands projets de libre-échange, en chœur avec des membres du gouvernement italien, de la Commission européenne et des dirigeants patronaux. Mais on n’y parle pas du tout des conditions de travail des migrants du sud de l’Italie qui récoltent l’essentiel des tomates pelées du marché mondial. (...)