
"Quel faire ?" Le philosophe n’élude aucune question en cette période où "l’équivalence générale" du marché, pour reprendre Marx, pourrait tout balayer. Soyons "attentifs à l’inouï" !
Nous sommes « avant » ou au début d’un changement sans doute aussi profond et considérable que la fin de Rome ou la Renaissance. La catastrophe de Fukushima représente un moment décisif car elle est survenue en un temps où tout était prêt pour lui donner un sens qu’elle n’aurait pas eu vingt ans plus tôt. L’état du capitalisme en surchauffe financière en face de l’irresponsabilité d’une entreprise productrice d’énergie, les déplacements des rapports géo-économiques et politiques, l’évidence croissante de l’absence de réflexion sur le long et même moyen terme, aussi bien écologique que technologique, sociologique et de civilisation. Tout cela a fait de Fukushima, un symbole fort, lesté en outre de la mémoire de Hiroshima. En fait, ce fut le bouclage d’une période : ce qui avec Hiroshima-Nagasaki pouvait être resté ambigu s’avérait univoque. Il est clair que nous ne savons pas, ni ne voulons savoir ce que nous faisons, pas plus que nous ne voulons, ni sans doute pouvons savoir ce qu’il faudrait faire. Que faire ? n’est plus vraiment notre question. Mais plutôt d’abord : « Quel faire ? » De quoi veut-on parler ?
Vous dites que la mondialisation capitaliste aboutit à une « catastrophe civilisationnelle » ?
Jean-Luc Nancy. La mondialisation est en route depuis longtemps : elle s’inscrit dans le principe même du capitalisme et de ses corrélats techniques et démocratiques (sans que par cette expression je veuille dire que technique et démocratie sont intégralement et en toutes leurs déterminations liées au capitalisme – mais jusqu’ici, ces trois termes ont avancé ensemble). Le capitalisme suppose par définition une sortie des modes de vie locaux, territoriaux et de reproduction de l’existence. La production se définit à la fois comme production de la richesse à partir du capital accumulé puis investi et comme production de l’existence elle-même, qui devient tributaire des biens produits depuis les épices jusqu’à la vitesse informatique, en passant par l’énergie nucléaire. Or, cette existence qui s’est crue en progrès à cause de ces biens se découvre en réalité soumise à leur autodéveloppement, qui lui-même ne peut plus indiquer un « sens ». Ou plutôt qui indique un désir de sens erratique, dont les modes néoreligieuses et néophilosophiques sont témoins. Prolifère ce que Marx nommait « l’esprit d’un monde sans esprit ». Mais Marx lui-même n’a pas dit ce que pouvait être l’« esprit », dont il dit ce monde privé. (...)
Marx au fond faisait confiance, d’une manière à la fois kantienne et hégélienne, à un progrès et à un accomplissement de l’histoire. Il pensait que le capitalisme menait à bien une « prestation historique » en tirant l’humanité jusqu’à un point où auraient été produites les conditions d’une libération des sujétions et aliénations de la production elle-même.
Un coup de pouce nommé « révolution » ferait basculer l’existence entièrement autoproduite dans une répartition égale et universelle de tous les biens qui peuvent donner valeur à l’existence. En fait, « révolution » était moins un mot politique que spirituel : la révolution aurait fait jaillir l’étincelle d’un esprit nouveau. (...)
On ne pense pas le nouveau, pas au sens d’une représentation et d’un projet. On doit chercher à concevoir et à imaginer, certes, mais on doit aussi savoir que seuls opèrent en profondeur de secrets mouvements qui travaillent sous les consciences, sous les sciences et sous les philosophies, invisibles d’abord. Qui a inventé et voulu le capitalisme ? Qui ? Marco Polo ? Les Médicis ? L’Église ? François d’Assise ? Les « Cahorsins » ? Luther ? Ces réponses sont toutes étriquées et toutes exactes. Mais c’est en vérité un ensemble de peuples, de structures et de mentalités qui ont initié les mouvements conjoints des villes, des commerces, des sorties de la féodalité, etc. Il en va de même pour nous : nous ne pouvons pas mieux voir l’avenir que ne le pouvait un bourgeois de Cahors découvrant les banquiers lombards vers 1430. Mais nous devons être attentifs et sensibles à ce qui bouge. Non à l’inédit proclamé inédit, qui n’est qu’une valeur marchande aujourd’hui déjà obsolète, mais à l’inouï pas encore audible. Nous devons nous faire des oreilles, tout comme d’ailleurs nous le demande la musique depuis déjà un bon siècle. (...)
« Politique » constitue le mot le plus usé de notre lexique. Il veut tout dire : à la fois gouvernement, menée stratégique et conception globale de la vie ou du sens. En fait, il désigne à la fois une sphère séparée d’autres sphères et une enveloppe de toutes les sphères. Ou bien, on le réserve au soulèvement contre la domination – et plutôt au moment du soulèvement (insurrection, pouvoir instituant) qu’à sa conclusion (institution révolutionnaire). C’est un mot écartelé, ce dont rend bien compte l’expression ahurissante de « politique politicienne ». Comme si on parlait de « cuisine cuisinière » en un sens péjoratif. Et je l’ai fait moi-même : parler « du » politique différencié de « la » politique ne vaut pas mieux. Ce n’est que du brouillard. La crise de la politique n’est qu’un aspect d’une mutation générale des ordres symboliques. Les valeurs, les signes, les enjeux de ce qu’on nomme « vie » et « mort », « individu » et « communauté », « Dieu » et « homme », « histoire » et « espace », « exception » et « banalité » se trouvent dans un état particulièrement brouillé, voire chaotique à l’intérieur de la société dite « développée », aussi bien qu’à l’échelle des mêlées et des complexités mondiales. (...)
Tout le monde est d’accord pour dire à voix basse que l’argent « ne vaut rien ». Mais à voix haute, on n’entend que la valeur monétaire… (...)
Le mot « communisme » a porté depuis plus de deux siècles la question suivante. Une fois la société étalée comme telle, comme « association » des intérêts et des forces, et une fois l’« insociable sociabilité » (Kant) de cette société avérée, de deux choses l’une : ou bien nous ne sommes pas du tout « en commun » et il n’y a qu’à gérer par la force, l’argent et la loi, un relatif équilibre « social » ; ou bien nous sommes bel et bien « en commun » et il n’y a aucun sens à une existence isolée. C’est ce fait même qu’il faut penser.
Or, ce fait, nous le vivons tous, le sachant ou non. Sinon, pourquoi serions-nous là à nous parler pour un échange qui sera publié afin que d’autres y participent ?