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Jean-Yves Torre, le paysan qui plaide pour une autre Corse
Article mis en ligne le 4 décembre 2017

Depuis 40 ans que Jean-Yves Torre travaille la terre de l’île de Beauté, il a vu les campagnes tomber dans l’abandon. Alors que la Corse nationaliste est secouée de soubresauts racistes, le paysan rappelle que l’indépendance se conquiert d’abord par la souveraineté alimentaire

(...) Jean-Yves Torre habite dans le creux de la pente, sur des terres squattées qu’il a défrichées à la main après 130 ans d’absence humaine. Autour de la ferme, la broussaille partout, mêlée de buis et de chênes verts. « Ah, ça ! on ne peut pas imaginer que des personnes vivaient ici auparavant », s’exclame le paysan au milieu de son champ.

Pourtant, sous les ronces, il a retrouvé d’antiques aires à blé, des ruines, « en bas, il y avait une école de 80 gamins au début du XXe siècle. Depuis mon installation, j’en ai vu, des gens partir, abandonner la terre ». Les Corses ont déserté les campagnes pour les villes, répétant l’inexorable refrain de l’exode rural. 80 % d’entre eux vivent dans les grandes agglomérations et, sur les 20 % restants qui s’agrippent aux montagnes, la plupart sont des personnes âgées.
« Le Corse ne fait plus vivre la campagne »

C’est un credo pour Jean-Yves, une certitude. « On a déjà été autonomes, l’île ne dépendait pas de la métropole en 1760 [1] », affirme t-il. Des centaines d’hectares de seigle étaient cultivés, la Castagniccia, dans le nord du pays, comptait 80 personnes au kilomètre carré, vivant de châtaignes et d’élevage. Aujourd’hui, cette zone est complètement vide, atteignant tout juste six habitants au kilomètre carré. Les Agriates, à l’ouest de Bastia, constituaient aussi un immense verger où poussaient figuiers, oliviers, citronniers depuis des siècles, avant de devenir une garrigue désolée, battue par les vents.

« L’autonomie n’était pas seulement alimentaire, on exportait même du liège en Angleterre pour construire les mâts des navires, on possédait des briqueteries. » Mais, à partir de 1818 et de la Restauration, la Corse a été pénalisée par un système douanier pervers : toute exportation insulaire se voyait surtaxée alors que, à l’inverse, les produits de la métropole arrivaient sur l’île détaxés. La souveraineté alimentaire a peu à peu disparu. Et avec l’arrivée du capitalisme, la vie rurale a été sacrifiée sur l’autel du consumérisme. (...)

En perdant son ancrage rural, la culture corse est-elle condamnée à se folkloriser ?

« Je ne veux pas voir ce monde devenir un musée », déclare Jean-Yves. Le regard nostalgique guette la population corse, il pousse à des replis identitaires. À défaut de faire vivre la campagne, certains Corses se tournent vers le passé, s’accrochent à une identité figée, voire mythifiée. L’indépendance, qui au début s’incarnait dans des luttes concrètes contre l’accaparement de terre, la spéculation immobilière ou « le bétonnage des clubs merdes », se mue progressivement en question ethnique, raciale. La Corse est comme un arbre : on s’attache aux racines, alors qu’il faudrait regarder pousser les feuilles.

« Ils se sont fermés au plus beau des échanges, celui entre les hommes »

« Le nationalisme est une instrumentalisation politique ; je ne sais pas ce que c’est qu’un État nation, c’est abstrait. Le jour où il n’y aura plus de bateaux, nation ou pas nation, ce sera la catastrophe. » La souveraineté alimentaire et l’indépendance se construisent matériellement, petit à petit, en relocalisant l’économie, en installant des jeunes sur les anciennes terres agricoles. (...)

« Aujourd’hui, la plupart des gens qui ont un regard sur la terre ne sont pas les exploitants agricoles corses – eux, c’est pesticides et compagnie –, ni les éleveurs de primes – ils vivent à la ville et laissent le troupeau en errance dans la brousse. Ce sont des jeunes étrangers qui font vivre le territoire, parfois des Pinzutus [métropolitains, en corse]. Julie, par exemple, produit des légumes bio dans l’est de l’île, elle est Française, c’est une bosseuse, mais on lui pourrit la vie en lui bloquant l’accès à la terre. » (...)

dans le village d’Appriciani, les derniers volets ouverts se ferment à cause des odeurs putrides. Chaque jour, on entend les camions déverser, dans un bruit métallique, les immondices d’Ajaccio. « Voilà notre avenir, peste Jean-Yves, l’envers de la carte postale. Notre campagne est devenue la poubelle des villes. »

Selon le paysan, ces déchets sont les conséquences de la surconsommation et du tourisme de masse. « Nous sommes la région de France qui possède le plus grand nombre de supermarchés par rapport à sa population. Nos structures de traitement et de tri ne sont pas adaptées, nous n’avons, là aussi, aucune résilience. »

« Apprendre à être à la fois praticien et philosophe » (...)

À son échelle, Jean-Yves s’attelle à inventer autre chose. Retrouver de l’autonomie. Pour lui, elle ne rime pas avec autarcie, « c’est une autonomie avec des fenêtres ouvertes », comme il aime le dire. Il accueille, l’été, le festival Aqua in festa et quelques vacanciers désireux de découvrir une autre forme de tourisme, proche des gens et de la nature.
L’année, il produit des légumes, des fruits. « On fait notre pain, nos conserves. » Un temps, il avait 80 chèvres, et une belle basse-cour. « On fabriquait notre fromage dans notre coin, loin des normes européennes. On a toujours refusé les subventions, pour rester libres. On vendait nos produits à la sauvette, à nos voisins, dans l’illégalité. » (...)

En choisissant une vie sobre et économe, il nourrit un combat politique. « On ne s’attaque pas à un système quand on est dedans, pieds et mains liés avec… » Autoconstruction, toilettes sèches, eau de source, chauffage au bois, il a acquis son indépendance à la force du poignet. « C’est du boulot, mais aussi un grand bonheur. »

Jean-Yves fait le lien entre toutes ses luttes. Sa vie personnelle se dévoile entre les lignes de l’histoire militante. Plogoff, Larzac, accueil de migrants, lutte pour l’indépendance avec le FLNC, fauchage d’OGM, création d’un front antifasciste… Cet homme a traversé le demi-siècle le poing levé malgré les pires intimidations. Sa maison a été brûlée et son cheptel décimé par des coups de chevrotine ; mais il continue. « Je suis un paysan activiste, c’est ma raison de vivre. » (...)

Dans sa maison en ossature bois et en paille, la soirée s’attarde. « Être paysan, c’est un hymne à la nature, à l’amour et à la révolte », conclut-il. Au coin du poêle, alors que le froid de janvier souffle dehors, le gaillard esquisse un sourire : « Je tiens à la révolte. »