Juliette Gréco s’est éteinte ce mercredi 23 septembre à l’âge de 93 ans. L’icône de Saint-Germain-des-Prés, amie des poètes et des musiciens, des chanteurs et des écrivains aura su rester infiniment libre.
Elle, c’était la classe. L’élégance, la fulgurance, la résistance. L’amour infini des lettres et des poètes. Elle, c’était l’histoire et le présent, le passé bien vivant et la vigilance à vif. Elle est morte ce mercredi 23 septembre à 93 ans. On l’appelait Madame Gréco ? Elle préférait Gréco tout court. « La » Gréco, aurait-on dû dire, à la fois mythique et proche, ce qui n’est pas la moindre des performances quand la presse vous a propulsée depuis des décennies, icône de Saint-Germain-des-Prés. Ce qu’elle fut en effet. Muse de Sartre et de Prévert, amie de Vian et de Merleau-Ponty. De son formidable passé, Gréco savait parfaitement jouer… tout en prétendant le contraire. Elle jurait même détester les oripeaux de légende qui collaient à son image ! On l’aurait presque crue, tant elle était abordable. (...)
Une enfant écorchée par des monceaux d’épines
Avant, Gréco avait été une enfant écorchée par des monceaux d’épines. Naissance à Montpellier en 1927 dans une famille bourgeoise et éclatée : père absent, mère homosexuelle – dans une France marchant au pas des conventions –, courageuse, militante, mais aussi lointaine, ne manifestant pour elle aucune tendresse. Lors de notre dernière rencontre (1), elle évoquait encore ses années 1930 et 1940 comme une gamine jamais guérie. (...)
La guerre avait ajouté sa couche de violence et de solitude : sa mère, toujours elle, s’était fait rafler par la Gestapo pour faits de résistance. Puis sa sœur, arrêtée sous ses yeux. Gréco elle-même avait été embarquée, n’échappant à la déportation qu’en raison de son jeune âge, mais passant plusieurs semaines à l’ombre de Fresnes. Des coups dans le corps. Elle avait à peine 16 ans.
Est-ce de là qu’elle tenait sa violence, toujours prompte à gifler l’impudent aux gestes ou aux mots déplacés ? Dans le passé, la douce interprète des poètes avait su distribuer quelques méchants coups de poing – des années plus tard, elle continuait d’en rire, prête à recommencer. Jamais cette femme-là ne s’est couchée devant la bêtise et l’intolérance. (...)
Une femme libre, indignée et indigne
Car la femme a toujours été libre, impossible à mettre en cage, indignée et indigne. Elle choqua, souvent. S’en moquait, toujours. A 20 ans, elle déambulait pieds nus et cheveux longs dans les rues de Paris, sans assez d’argent ni pour s’acheter, des chaussures, ni pour aller chez le coiffeur. Certains passants, racontait-elle, lui criaient dessus, d’autres lui jetaient des pierres, mais elle continuait d’avancer. A 40 ans, avant la bourrasque de 68, elle lançait déjà crânement son Déshabillez-moi, récoltant au passage le carré blanc de la morale… Qu’importe : dans sa vie privée, Gréco n’avait pas attendu les défilés féministes pour assumer la maîtrise de son corps, sa liberté amoureuse et sexuelle. Idem dans sa vie militante : elle n’eut pas besoin de la déstalinisation pour refuser la carte du PC, au nez dépité d’une Marguerite Duras qui tentait encore de la conduire dans la ligne du parti. « La générosité de l’idée communiste m’a attirée, mais je n’ai jamais été inscrite, je n’ai pas le tempérament à être en laisse. »
Et dans sa vie de chanteuse, elle n’attendit pas que Brel ou Ferré décrochent leur part de gloire pour les interpréter, avant tout le monde, devant un public parfois interloqué. Gréco aimait le danger. Et plus que tout, elle adorait les auteurs qu’elle devait, disait-elle, servir sans se servir.
Et dire qu’au sortir de l’adolescence elle ne parlait quasiment pas ! Muette comme une carpe, l’animal sauvage, incapable ou presque de dire un mot en public. Alors chanter, imaginez… Juliette, petit rat de l’Opéra de Paris, voulait être danseuse, s’exprimer en geste, éviter la parole. Jusqu’à ce que l’affection enveloppante du village Saint-Germain parvienne à mettre à terre, une à une, toutes ses barrières. Des amis comédiens, comme Anne-Marie Cazalis. Des amis écrivains, tel le grand Boris Vian. Puis Sartre, bien sûr, qu’elle voyait de loin en loin pendant la guerre, dans ce café de Flore où elle passait des heures parce qu’il était chauffé. Tous l’encouragèrent à chanter. Le philosophe lui glissa même quelques textes, rien pour elle. La Gréco, qui n’osait dire un mot et qui se pensait laide, puisa dans la confiance des autres les forces nécessaires pour prendre son envol. Depuis une bonne quinzaine d’années, elle avait même retrouvé une place d’exception dans le cœur du public et des médias : celle d’un mythe vivant, toujours en quête de beautés littéraires et de jeunes auteurs. Christophe Miossec, Bénabar, Olivia Ruiz, Abd Al Malik ou Benjamin Biolay avaient écrit pour elle ; leurs textes se mêlaient à ceux de Ferré ou de Prévert.
Fatiguée mais volontaire, la voix puissante, elle bouclait encore ses valises pour partir en tournée, en province, au Japon, au Québec. Gréco montait sur scène, pétrie de trac et d’envies. « Dès que le rideau se lève, une force inexplicable surgit en moi et je deviens maîtresse de tout, même de la douleur. Je ne la sens plus. C’est le temps magique du dialogue avec le public. » Le 7 février 2016, elle avait fêté ses 89 ans en public, à Paris, dans un Théâtre de la Ville archi complet. Quand était venu le temps de quitter la scène, la mince silhouette s’était baissée lentement, avant de s’éclipser à petits pas vers les coulisses, semblant presque s’excuser. Juliette Gréco s’estimait rarement à la hauteur de ses auteurs. Cela aussi, c’était la classe.
Depuis une bonne quinzaine d’années, elle avait même retrouvé une place d’exception dans le cœur du public et des médias : celle d’un mythe vivant, toujours en quête de beautés littéraires et de jeunes auteurs. Christophe Miossec, Bénabar, Olivia Ruiz, Abd Al Malik ou Benjamin Biolay avaient écrit pour elle ; leurs textes se mêlaient à ceux de Ferré ou de Prévert.
Fatiguée mais volontaire, la voix puissante, elle bouclait encore ses valises pour partir en tournée, en province, au Japon, au Québec. Gréco montait sur scène, pétrie de trac et d’envies. « Dès que le rideau se lève, une force inexplicable surgit en moi et je deviens maîtresse de tout, même de la douleur. Je ne la sens plus. C’est le temps magique du dialogue avec le public. » Le 7 février 2016, elle avait fêté ses 89 ans en public, à Paris, dans un Théâtre de la Ville archi complet. Quand était venu le temps de quitter la scène, la mince silhouette s’était baissée lentement, avant de s’éclipser à petits pas vers les coulisses, semblant presque s’excuser. Juliette Gréco s’estimait rarement à la hauteur de ses auteurs. Cela aussi, c’était la classe.