
LE SOMMET de Lisbonne à l’automne 2010 avait officialisé le retrait progressif d’Afghanistan des troupes de l’OTAN à partir de 2011. Il entérinait le début de la phase dite de « transition » 2010-2014. Durant l’année 2012 deux réunions internationales ont eu lieu, de première importance pour l’avenir du pays, en ce qu’elles devaient formaliser le soutien militaire et non-militaire qui sera apporté à l’Etat afghan par les pays donateurs ou engagés militairement au sein des forces de la coalition internationale. Après la phase de transition, la décennie 2015-2025 étant envisagée comme une phase de « transformation » du pays.
Le sommet de l’OTAN à Chicago s’est tenu au mois de mai 2012, il a entériné le principe du maintien d’un effort financier à hauteur de 4,1 milliards de dollars par an jusqu’en 2014 pour soutenir les forces armées afghanes. Le président François Hollande, nouvellement élu, y représentait la France. Début 2012, sans attendre la tenue du sommet, la France avait annoncé un retrait anticipé de ses 3600 soldats avant la fin de l’année 2013.
En juillet 2012 se tenait le deuxième sommet de Tokyo (le premier avait eu lieu en 2002 pour jeter les bases de la reconstruction du pays, après la défaite des talibans) (...)
Le sommet de Tokyo a pris la décision d’apporter une aide de 16 milliards de dollars d’ici à 2016, dont 230 millions seront fournis par la France. L’engagement de la France en Afghanistan étant estimé à 2 milliards d’aide civile et militaire depuis 2008 [2].
Alors que ces différentes réunions ont balisé l’aide internationale qui sera fournie, vient le moment d’un bilan de la stratégie mise en place depuis quelques années pour « gagner les cœurs et les esprits » (...)
Après plus d’une décennie de présence des troupes de la coalition internationale, une question dérangeante a peu à peu émergé : qui a véritablement intérêt, parmi les parties au conflit comme parmi les principaux acteurs et bénéficiaires de l’économie de guerre qui prévaut dans le pays, à voir aboutir un processus de paix que la population ne peut qu’appeler de ses vœux ? Autrement dit, où la majorité des afghans, après trente ans de guerre et de violence, pourrait-elle déceler des signes d’espoir ?
Depuis 2001, nous sommes passés d’une guerre « anti-terroriste », contre les fiefs des djihadistes d’al Qaeda, à une guerre « anti-talibane ».
Telle une litanie, les sujets de préoccupation – multiples eux aussi - traduisent, dans plusieurs domaines, une détérioration qui va crescendo .
La violence et l’insécurité gagnent en intensité comme en extension territoriale. (...)
Sur près de trente millions d’habitants, neuf vivent sous le seuil de pauvreté absolue (avec moins de un dollar par jour) et cinq disposent de moins de deux dollars par jour [6].
La paysannerie afghane et son modèle économique sont en pleine décomposition, ce qui fait le lit d’une production d’opium florissante ces dernières années. En 2005 l’Afghanistan produisait 4 100 tonnes d’opium (...)
Ce n’est en tout cas pas dans la vie politique locale que la population afghane trouvera de flagrants motifs d’espérance : l’élection présidentielle de 2009 a été entachée d’irrégularités majeures, mais finalement entérinée par une coalition embarrassée. Les affaires de corruption vont notoirement jusqu’au sommet de l’État et on assiste à une fuite massive des capitaux.
L’État afghan est défaillant dans sa capacité à se déployer partout sur le territoire national. (...)
Les exemples de corruption s’accumulent, faisant le jeu du mouvement taliban (...)
Les gigantesques ressources naturelles du pays attisent les convoitises étrangères, dont celles de la Chine parmi les premiers à s’être massivement investie dans leur exploitation (...)
Au-delà des résultats militaires, largement problématiques au regard des objectifs initiaux, c’est tout le modèle de l’aide internationale qui est en cause. (...)
La réalité des complexités afghanes et de leurs racines est têtue, et les discours, comme les actes belliqueux, ne suffisent pas à la faire mentir. La population, aussi bien que les soldats de la coalition, continue à en faire l’amère expérience.
Enfin, le conflit en cours organise, à un niveau jamais atteint, la confusion des genres entre militaires et humanitaires. (...)
C’est un vrai changement de paradigme auquel le mouvement humanitaire est ici confronté [19]. Ce mouvement se voit en effet délibérément, et contre la volonté de quelques grandes organisations non gouvernementale (ONG) internationales et du Comité international de la Croix Rouge (CICR), placé, par l’État-major de la coalition et par une partie des financeurs, comme l’United States Agency for International Development (USAID), dans le rôle de voiture-balai des opérations militaires.
Le travail des ONG qui se prêtent à cette manipulation est présenté comme un outil au service de la reconstruction. Dans les faits, ce discours et cette stratégie constituent un déni de réalité. On assiste au contraire à la détérioration des conditions de vie et de sécurité de la population. (...)
Ce n’est pas le retrait qui pose problème ici – il est en cours et va s’accélérer. Toutefois, les conditions et les stratégies qui vont l’accompagner seront déterminantes. De ces conditions dépendent, sur le fond, que soient jetées les bases d’orientations qui laissent quelques espoirs en évitant le scénario du télescopage généralisé et dramatique de tous les ingrédients du conflit. (...)
Ainsi, pour pouvoir agir, les organisations humanitaires internationales non gouvernementales, se trouvent-elles, de fait, devant le choix d’établir le contact avec les talibans pour négocier un réel accès aux populations en difficulté. Cette stratégie des ONG est synergique avec d’autres négociations menées par le gouvernement de Hamid Karzai vis-à-vis des talibans, processus déjà initié mais objet, jusqu’ici, de fortes réticences américaines (...)
L’armée afghane est maintenant capable d’assurer elle-même la sécurité du pays, nous dit-on. Rien n’est plus douteux. Une armée nationale n’a de sens que si le sentiment d’appartenir à une même nation est partagé par tous les citoyens. Or, l’Afghanistan est plus fragmenté que jamais et les "seigneurs de la guerre", de différentes ethnies, commencent à recruter leurs milices privées, en prévision de l’après 2014, dans les rangs mêmes de l’armée nationale (...)
A-t-on progressé ? Que propose-t-on aujourd’hui ? De négocier avec les talibans, pour calmer les populations rebelles par la coopération et le développement, de lutter contre la corruption et pour la bonne gouvernance. La même rengaine de bonnes intentions depuis tant d’années, nécessaires mais insuffisantes. (...)
subtil équilibre à rechercher à l’égard des différentes factions talibanes : ouvrir la discussion avec ceux qui sont sur une logique strictement nationale, et ne pas baisser la garde à l’égard de la mouvance djihadiste internationale. (...)
Considérer la place des talibans dans l’équation politique, c’est ipso facto ne pas réduire les causes de la violence, comme on a parfois pu le faire, à une lecture exclusivement religieuse, mais considérer le rôle majeur des problèmes endémiques qui perdurent, dont les talibans font un usage politique et un moteur du conflit armé.
C’est également tenir compte de la dimension transfrontalière des Pachtounes, dont sont majoritairement issus les talibans, qui apparaît comme l’un des problèmes cruciaux à résoudre. (...)
comme dans un emboîtement de poupées russes, émerge encore le bras de fer entre le Pakistan et l’Inde qui pointe une piste de travail primordiale pour l’apaisement du conflit. (...)
Ce raisonnement en cascade, chemin faisant, nous éloigne de l’équation initiale et simpliste du « choc des civilisations » qu’a incarné la politique du président Georges W. Bush à partir de 2001.
Ce serait oublier que l’ « essentialisation » du fait religieux dans le conflit afghan a d’abord été une stratégie utilisée par la CIA lors de l’invasion soviétique, pour que l’Afghanistan devienne « le tombeau de l’Armée rouge », conformément aux vœux du Président Ronald Reagan. Mais aujourd’hui le conflit a changé de nature, ce n’est plus au nom d’un djihadisme internationaliste que combat la majorité des talibans, mais pour récupérer le contrôle de leur territoire. (...)
Ce serait oublier la logique à géométrie variable qu’adoptent les pays occidentaux à l’égard de l’activisme wahhabite. Des « salafistes wahhabites que nous pourchassons au Mali, courtisons en Arabie saoudite et secourons en Syrie… » [29].
Ce serait oublier qu’en Afghanistan, sur la question religieuse, le monstre s’est retourné contre son concepteur… (...)
Pour nourrir la violence, s’entremêlent intimement les racines propres à la situation afghane avec celles, importées, qui la perfusent de l’extérieur.
Il faut espérer que l’Afghanistan finira par échapper à cette double logique et, dans un cas comme dans l’autre, à trouver les voies d’une résolution politique, pour, enfin, cesser d’être le pays de « l’éternité en guerre ». Mais il n’y arrivera pas sans une réelle prise en compte de la dimension régionale de ce conflit.