
Figure des radicaux de gauche et puissant patron de presse, Jean-Michel Baylet a été auditionné fin février par la brigade des mineurs de Paris après une plainte déposée pour viols et agressions sexuelles sur mineur de 15 ans. Des accusations qu’il conteste. La plaignante témoigne auprès de Mediapart.
« Cela devenait étouffant. Je pense que je l’ai toujours eu dans un petit coin de ma tête depuis toutes ces années. Et un jour, c’est une évidence, il faut que ça sorte. » Nathalie Collin, 52 ans, a accepté de revenir auprès de Mediapart sur la plainte qu’elle a déposée contre l’ancien ministre Jean-Michel Baylet. Une nouvelle étape dans ce qu’elle considère être un « processus de libération » pour enfin admettre « qu’elle est une victime ».
Une enquête confiée à la brigade de protection des mineurs a été ouverte le 9 juin 2020 des chefs de viols sur mineur de 15 ans et agressions sexuelles sur mineur de 15 ans. D’après nos informations, confirmant celles de l’AFP, l’actuel maire PRG de Valence-d’Agen, 74 ans, a été entendu le 25 février à Paris. (...)
Sollicité à plusieurs reprises par Mediapart, Jean-Michel Baylet n’a pas donné suite. Il est présumé innocent. Dans un communiqué, le propriétaire et président du groupe de presse La Dépêche du Midi a fait savoir par l’intermédiaire de son avocat Me Jean-Yves Dupeux avoir « formellement contesté ces allégations mensongères et apporté toutes les précisions nécessaires » sur ces faits « qui se seraient déroulés il y a quarante et un ans ». « Il est ressorti libre de toute procédure judiciaire et sans mise en examen après avoir répondu à toutes les questions que l’enquêteur pouvait formuler », précise son conseil (voir notre Boîte noire).
Cette audition libre fait suite à la plainte déposée le 12 août dernier par Nathalie Collin, la fille d’Yvon Collin, ancien sénateur, longtemps très proche de Jean-Michel Baylet avant que les deux camarades du Parti radical de gauche (PRG) se brouillent.
Interrogée ce jour-là pendant près de quatre heures dans les locaux de la brigade des mineurs, la plaignante a relaté ses souvenirs d’enfance. Des « flashs » de ce qu’elle pensait être « une grande histoire d’amour » avec Jean-Michel Baylet alors qu’elle avait douze ans et lui trente-cinq. Elle explique aussi avoir mis du temps à comprendre qu’il s’agissait de « viols », selon les termes qu’elle emploie : « Au-delà d’être l’employeur de mon père, il est progressivement devenu l’ami incontournable de la famille, l’ami de confiance, celui dont on pense que l’on n’aura jamais rien à craindre », explique-t-elle dans un témoignage écrit envoyé à son avocate.
Après un très long cheminement, Nathalie Collin revisite les souvenirs de cette époque. Les week-ends passés avec Jean-Michel Baylet, le contexte des années 1980 où, « comme ce que décrit Camille Kouchner » dans son livre-événement La Familia grande (Seuil, 2021), tout le monde « est nu » dans un environnement « très festif ». « À ces occasions, j’étais seule avec lui. Il avait trente-cinq ans, il n’avait pas d’enfant. Moi je n’avais que douze ans, et j’étais une enfant », expose-t-elle en accusant l’ancien ministre de l’avoir « régulièrement violée » lors de différents séjours qu’elle situe entre 1980 et 1984. (...)
Pendant deux à trois ans, lorsqu’elle a entre douze et quatorze ans, Nathalie Collin croit vivre « une histoire d’amour ». « J’ai le souvenir, je ne sais pas s’il est fantasmé, qu’il me disait qu’on allait se marier », se remémore-t-elle.
La mémoire de Nathalie Collin est parfois lacunaire. Certains détails lui échappent, des dates manquent, et la version des différents membres de la famille ne coïncide pas sur tout. Elle dit : « Je suis incapable de dater, même toutes les sorties, les vacances. Il n’y a pas de chronologie. Je peux raconter les moments. Mais pas chronologiquement… Cela fait quelques années quand même », confie-t-elle à Mediapart. (...)
Malgré les décennies passées, cette kinésithérapeute de profession a tout de même retrouvé certains éléments matériels qu’elle a fournis aux enquêteurs et que Mediapart a pu consulter. Des photos d’abord : on y voit les membres de la famille en Grèce, et sur le bateau de Jean-Michel Baylet, des scènes festives avec les amis présents. (...)
La plaignante a aussi remis aux enquêteurs la copie d’une lettre diffusée en 2002 par le docteur Jean-Claude Guy, un ancien ami de Jean-Michel Baylet, qui aurait lui aussi été présent lors du séjour en Grèce. Dans ce courrier envoyé au procureur de la République de Montauban et aux élus locaux, le docteur, décédé depuis, dit avoir été témoin direct des agissements du patron de La Dépêche quand celui-ci l’a invité « à passer une quinzaine de jours de vacances sur son île grecque de Spetsaï, en mer Égée, à l’entrée du golfe de Nauplie ». Il détaille plus particulièrement une journée en mer avec lui, Yvon Collin et sa fille, et la compagne de l’époque de Baylet. Il la date en 1978, alors que Nathalie est certaine que le séjour a eu lieu en 1981. (...)
Alain Rigolet, préfet du Tarn-et-Garonne à l’époque, dit lui aussi avoir été mis au courant. « J’ai effectivement entendu parler de cette rumeur, qui était de notoriété publique, précise-t-il. Mais cela n’était pas suffisant pour faire un article 40. Je me suis dit que cela pouvait être vrai comme faux. Il n’y avait rien d’étayé. »
Le médecin appelle aussi Annie Gourgue, la présidente d’une association de protection de l’enfance à Agen, La Mouette. « Un médecin ami de Baylet m’a appelée au téléphone, pour me parler d’un voyage en bateau, et me dire que Baylet sortait avec une petite de 13 ans, raconte-t-elle à Mediapart. Je lui ai dit : il est bien tard pour dévoiler ces faits et vous devez prendre vos responsabilités, et les signaler. »
Le 26 septembre 2002, le docteur Guy adresse donc un courrier à plusieurs conseillers généraux et élus du Tarn-et-Garonne puis l’envoie à Fernand Cortès, un militant local tendance extrême droite. Ce dernier reprend alors son témoignage dans un article qu’il publie dans son journal Le Pilori. Interrogé par Mediapart, Cortès refuse d’être cité et renvoie vers sa publication de l’époque.
Cette fois-ci, Jean-Michel Baylet contre-attaque. L’ancien sénateur, rejoint par la famille Collin, porte immédiatement plainte pour diffamation et gagne ses deux procès. En première instance en avril 2004 et en appel le 12 mai 2005. En cause, selon l’arrêt de la cour d’appel de Toulouse consulté par Mediapart, la diffusion par mail « auprès d’un certain nombre d’élus du Tarn-et-Garonne d’un écrit rédigé par Monsieur Jean-Claude Guy l’accusant d’avoir commis des actes pédophiles sur Nathalie, la fille mineure d’un de ses anciens collaborateurs ». (...)
à la même période, Nathalie Collin dit avoir été auditionnée par la gendarmerie de Toulouse. Mais elle dément toutes les accusations. « Je n’ai rien dit à ce moment-là. Je n’en étais pas capable. On m’a posé la question et moi-même je n’ai rien raconté », explique-t-elle aujourd’hui. Sa sœur Céline s’en souvient : « Ma sœur m’avait raconté l’audition mais elle avait protégé tout le monde. Elle a surtout protégé mon père. Elle ne voulait pas nuire à la carrière politique de mon père. »
Ni Jean-Michel Baylet, ni Yvon Collin n’ont été auditionnés à cette époque pour s’expliquer sur les accusations du docteur Guy. La trace de l’audition de Nathalie Collin est quant à elle introuvable. Sollicités, ni le parquet de Toulouse, ni celui de Montauban, n’ont pu mettre la main dessus. (...)
Plusieurs membres de la famille utilisent même le terme « d’emprise » pour décrire leur relation avec Jean-Michel Baylet. En raison du caractère, fort, de l’ancien ministre, de son pouvoir en Occitanie – en politique comme dans les affaires –, et de l’ascendant qu’il avait à l’époque sur Yvon Collin.
« Il y avait deux faces : le Baylet copain, et l’intransigeance dès qu’on était dans une relation professionnelle. Je me faisais engueuler régulièrement, c’était parfois humiliant », prétend Yvon Collin, qui fut un temps son directeur de cabinet. Ils se sont fâchés à mort depuis, et dans le marigot politique local et national, la brouille entre les deux hommes est connue de tous. (...)
C’est en septembre 2016 que tout remonte à la surface, d’après le récit qu’elle a fait aux policiers, à son avocate et à Mediapart. Au cours d’un déjeuner, elle se confie à son père. Puis à sa sœur et sa meilleure amie. Tous nous l’ont confirmé. Elle en parle à son compagnon et à son fils. « Avant j’étais dans le déni », dit Nathalie. Toute sa famille la soutient aujourd’hui. (...)
« Nathalie Collin ne pouvait pas le faire avant, c’est souvent très long d’apprivoiser ces faits, de trouver la force et le courage, explique son avocate Zoé Royaux, par ailleurs porte-parole de la Fondation des femmes. Il fallait dépasser l’angoisse de prendre la parole face à un homme puissant : elle avait peur de ne pas être crue, comme toutes les victimes, et d’être victime d’une procédure bâillon. Aujourd’hui, elle a dépassé cette double angoisse. » La Fondation accompagne Nathalie Collin depuis plusieurs semaines, comme elle le fait dans certains dossiers très exposés ou en partenariat avec des associations, selon sa présidente Anne-Cécile Mailfert – en cinq ans, environ 400 femmes ont été accompagnées de la sorte dans leur parcours judiciaire.
Dans la région de Toulouse, Jean-Michel Baylet a une réputation de forte tête. Il se dit aussi qu’il détient tous les leviers du pouvoir. Qu’il est très puissant – patron de presse, élu depuis des décennies, franc-maçon… Que ses ennuis judiciaires se sont conclus par des non-lieux et qu’ils n’ont jamais empêché son ascension politique. (...)