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Observatoire des inégalités
L’anti-sociologie ou l’art de faire disparaître la domination sociale
Article mis en ligne le 9 février 2016
dernière modification le 5 février 2016

En dénonçant une prétendue « culture de l’excuse », nombre d’intellectuels cherchent à légitimer les processus de domination, au fondement des inégalités. Bernard Lahire, professeur de sociologie à l’Ecole normale supérieure de Lyon, décrypte le procédé. Extrait de « Pour la sociologie », ed. La Découverte.

(...) « L’assistanat est un vrai cancer de la société française » : de Laurent Wauquiez [1] à Emmanuel Macron, l’actuel ministre de l’Economie (« Si j’étais chômeur, je n’attendrais pas tout de l’autre, j’essaierais de me battre d’abord », 18 février 2015), en passant par Philippe Val (« L’argent en soi est une bonne chose (...). La haine de l’argent raconte toujours la haine de la liberté. ») [2], un grand nombre d’intellectuels ou de professionnels de la politique s’insurgent contre une prétendue « culture de l’excuse » véhiculée par la sociologie quand elle rappelle le rôle des déterminants sociaux.

L’objectif de cette philosophie de la responsabilité est clair : légitimer les dominants et les vainqueurs de toutes sortes, notamment ceux qui réussissent scolairement comme professionnellement. Nous sommes riches, mais nous ne le devons qu’à nous-mêmes (mythe du self-made-man). Nous sommes scolairement brillants, mais cela tient uniquement à nos qualités intellectuelles (mythe du don) ou à nos efforts (mythe de la méritocratie). Nous sommes célèbres et reconnus, mais c’est exclusivement grâce à notre exceptionnel talent (mythe du génie). La domination de certains groupes sur d’autres n’est que la résultante de choix ou de réussites individuelles ; les logiques sociales n’ont rien à voir avec.

Comment est-ce possible ? Tout d’abord, lorsque les dominés (les individus pauvres en ressources économiques et culturelles, les victimes de stigmates, etc.) sont évoqués dans les discours anti-sociologiques, ils sont immédiatement « déréalisés » : on évacue totalement leur situation réelle, leur vie au quotidien. Ceux qui les évoquent ne font jamais l’effort mental de se mettre à la place de ceux ou de celles qui vivent concrètement les situations de domination évoquées. On parle des « pauvres » ou des « dominés » comme on parlerait de gens à « cheveux courts » ou à « cheveux longs », c’est-à-dire en faisant comme si la situation de pauvreté, de misère ou d’oppression n’avait aucune conséquence dans la vie quotidienne de ceux qui la vivent. Mais pour se mettre, au moins d’un point de vue imaginaire, à la place des dominés, il faudrait passer d’un vocabulaire convenu et stéréotypé, qui participe de la banalisation et de la déréalisation – « SDF », « bénéficiaires du RSA », « demandeurs d’emploi », etc. – à une description très précise de tout ce que cela signifie dans leur existence.

Quelles sont les conséquences en matière de rapports à la nourriture, au temps, à l’espace, à l’argent, aux loisirs, aux amis, aux amours, aux institutions publiques telles que l’école ou les administrations, etc., lorsque les personnes cumulent les manques affectifs, économiques et culturels, les handicaps ou les problèmes de santé, les problèmes de logement, les disqualifications, les mises à l’écart, les humiliations, etc. ?

D’une certaine manière, même le vocabulaire ordinaire de la sociologie, technique et abstrait, finit parfois par ne plus évoquer les réalités concrètes qu’il désigne. (...)

Chaque acteur politique qui parle avec légèreté par-dessus la tête des dominés devrait se demander ce qu’il serait devenu si son père après une vie de labeur était mort d’un accident du travail, le laissant seul auprès d’une mère éplorée et débordée ; s’il avait été victime d’actes de pédophilie dans sa famille ou s’il avait vu sa mère se prostituer ; s’il avait cumulé au cours de sa vie, précarité économique et carences affectives, échec scolaire, difficultés à payer la cantine, impossibilité de partir en vacances, expériences précoces de la violence, difficultés à trouver un logement, contrôles au faciès, petits boulots, chômage, etc. Garderait-il le sentiment que tout est possible, que le libre arbitre est une réalité universelle indestructible et que son destin serait toujours entre ses mains ? Rien n’est moins sûr. (...)

Comprendre n’est pas juger. Mais juger (et punir) n’interdit pas de comprendre. Si l’attitude de ceux qui veulent juger et punir sans comprendre ne s’était pas déraisonnablement étendue dans la sphère publique, personne n’oserait reprocher aux sciences du monde social de faire leur travail, et personne n’aurait l’idée d’interpréter la « recherche des causes » ou la « volonté de comprendre » comme une excuse ou une entreprise de disculpation.