
Le mérite est un concept douteux : nos talents sont le plus souvent immérités et très largement dépendants des contextes sociaux et familiaux. Mais c’est aussi un concept dangereux : les perdants du système ont une mauvaise image d’eux-mêmes.
L’idée de méritocratie a de quoi séduire. Annonçant une rupture avec le modèle des sociétés traditionnelles dans lesquelles les positions sociales et la richesse étaient héritées, elle résonne comme une promesse d’égalité des chances. Elle prédit une société dans laquelle chacun pourra aller aussi loin que ses talents et son travail le porteront. Elle rejoint ce faisant nombre de nos intuitions sur ce que devrait être une société juste.
Pourtant, dans La tyrannie du mérite, loin de défendre l’idéal méritocratique, Michael Sandel en propose une critique radicale. Il en dénonce les effets délétères sur les sociétés démocratiques et s’efforce de proposer un idéal de rechange.
Le mérite, concept douteux (...)
Premièrement, la méritocratie promeut la corrélation des places sociales et des talents. Mais les talents sont parfaitement immérités. Ce sont des dons inégalement répartis, des cadeaux résultant d’une loterie naturelle qui gâte arbitrairement certains et défavorise d’autres. Une société qui distribue les places et les revenus sur cette base pourra sans doute se targuer d’atteindre l’efficacité puisque ceux qui parviennent à telle ou telle fonction ont les qualités requises. Il est néanmoins loin d’être évident qu’elle réalise la justice : ceux qui sont dépourvus de talent n’y sont pour rien. (...)
Si nous naissons tous avec certains talents, encore faut-il qu’ils soient valorisés dans la société dans laquelle nous vivons. C’est là un fait parfaitement contingent, qui n’a aucun rapport avec notre mérite ou notre démérite personnel. (...)
La méritocratie, un idéal politique dominant
Selon Sandel, insensibles à cette critique philosophique, les responsables politiques qui se sont succédé ces quarante dernières années aux États-Unis et en Europe ont unanimement adopté un modèle méritocratique. D’abord embrassé par les adeptes de l’économie de marché comme Margaret Thatcher et Ronald Reagan, il a traversé le clivage politique gauche – droite pour imprégner les discours et les politiques de Tony Blair ou Bill Clinton. Barack Obama est finalement celui qui, plus que tous les présidents américains réunis, a fait les louanges de la méritocratie, déclarant par exemple que ce qui compte c’est « de s’assurer que ces jeunes gens intelligents et motivés (…) [aient] la chance d’aller aussi loin que leur talent, leur éthique du travail et leurs rêves le permettent » (p. 106). Tous ont contribué à imposer l’idée que les démocraties contemporaines devaient être de grandes méritocraties.
Ils ont en outre affirmé que l’éducation est la condition de réalisation de cet idéal. La formation universitaire a en particulier été conçue comme le vecteur principal de la mobilité ascendante. (...)
Cette « diplômanie » n’est pas, selon Sandel, qu’une façon de lutter contre les discriminations et de garantir l’égalité des chances (chap. 4). Elle traduit surtout le fait que ces responsables politiques ont accepté le capitalisme global et son corollaire : la compétition mondialisée pour les emplois. (...)
Puisque le marché mondialisé de l’emploi est une réalité à laquelle nous ne pouvons rien, la meilleure chose à faire est d’encourager les individus à se former afin qu’ils y soient compétitifs. Travailler dur pour développer ses talents, aller à l’université et décrocher un diplôme permettra à chacun de s’assurer une place dans cette compétition mondiale.
Sandel montre néanmoins que cet idéal est démenti par les faits. (...)
Alors que les responsables politiques décrivent souvent la méritocratie comme une réalité plutôt que comme un idéal à atteindre, les faits décrivent une réalité différente : les pauvres sont, comparativement, toujours plus pauvres et leurs chances d’ascension sont toujours plus faibles.
Une critique originale du mérite
Face à cette domination politique de l’idéal méritocratique, il est urgent selon Sandel d’en formuler une nouvelle critique. Celle qui se concentre sur le problème de la justice distributive est insuffisante. Elle omet de mettre en évidence le principal danger de la méritocratie : ses effets psychologiques et politiques délétères. Il faut montrer que loin d’être un idéal, la méritocratie est indésirable. (...)