Le président russe est préoccupé par le déclin démographique de son pays. Ses alliés conservateurs sont persuadés d’avoir la solution.
Dans le coin d’un parc de la ville, les membres d’une importante association religieuse russe s’affairaient il y a peu pour aligner 2.000 paires de chaussures d’enfants –représentant le nombre moyen d’avortements effectués chaque jour en Russie.
L’après-midi est venteux et les organisateurs de cette installation « Pour la vie » luttent contre les éléments. Il faut que les petites pantoufles et les petites bottes en caoutchouc restent bien en place. Dans un mégaphone, l’argumentaire se déroule –l’avortement devrait être illégal en Russie– en même temps qu’une grande banderole en rouge et blanc tenue par deux hommes. On y lit une citation du président Vladimir Poutine : « La démographie est une question vitale (…) Soit nous continuerons à exister, soit nous disparaîtrons ».
« Si nous ne criminalisons pas l’avortement, nous ne pourrons pas faire croître notre population et, sans cela, comment la Russie conservera sa force et sa grandeur ? », demande Maria Studenikina, organisatrice du bureau moscovite de « Pour la vie ». Ces derniers mois, la ribambelle de chaussures baptisée « Si seulement ils avaient pu aller à l’école » a été disposée dans quarante villes à travers la Russie. Les chaussures s’accompagnent de tableaux noirs, de petits cartables colorés et de fœtus en plastique mou.
Des arguments pour séduire Poutine
Le mouvement anti-avortement est en plein essor en Russie. Ses militants –souvent des membres dévots de la très influente Église orthodoxe russe– se servent de la crise démographique que connaît aujourd’hui la Russie pour chercher à interdire la procédure. À leur rescousse, ils évoquent aussi la nouvelle place que la Russie entend se donner sur la scène internationale, notamment avec son implication dans les guerres en Syrie, en Ukraine et dans la crise diplomatique nord-coréenne. Des arguments pour séduire Poutine. Malgré son rapprochement d’avec l’Église –que ses détracteurs assimilent à une branche de son gouvernement– le président ne s’est pas encore exprimé sur la question de l’avortement qui divise le pays. Bientôt, il pourrait être obligé de le faire.
En août, « Pour la vie » annonçait avoir collecté un million de signatures en faveur de l’interdiction de l’avortement, dont celle du Patriarche Cyrille, chef de l’Église orthodoxe russe et proche allié de Poutine. Ce qui leur donne le droit de présenter la pétition à la Douma, la chambre basse du parlement. Si elle y obtient une majorité de voix –ce qui semble probable–, elle pourra accéder à la chambre haute et, en dernier lieu, au bureau de Poutine. Voici deux ans, le groupe, qui affirme ne recevoir aucun financement religieux, aura été à l’origine d’un projet de loi visant à exclure l’avortement de la gratuité du système de santé national. La loi est désormais en cours de lecture au parlement. (...)
selon une enquête menée par l’institut public VTsIOM l’an dernier, 72% des Russes s’opposent à l’interdiction de l’avortement. En Russie, l’histoire de la légalisation de l’avortement est ancienne. En 1920, dans un esprit d’égalité sexuelle, l’Union Soviétique allait devenir le premier pays au monde à légaliser l’avortement et, depuis, la procédure a toujours été très populaire (elle aura néanmoins été interdite par Joseph Staline en 1936 et restera illégale pendant vingt ans).
Des avortements bien plus nombreux qu’en Europe
Si les militants anti-avortement se repaissent d’hyperbole, on peut cependant penser que le rôle de l’avortement dans la culture russe nécessite un recadrage. Bon nombre de femmes russes s’en servent comme d’une méthode contraceptive, et la seule. (...)
Même la majorité des Russes qui sont favorables à la légalisation de l’avortement sont conscients du problème. (...)
Dans un pays en proie aux sanctions économiques, le taux de mortalité est élevé et les femmes hésitent souvent à faire plus d’un enfant, ce qui contribue au déclin de la population. Si on en croit certains démographes, le nombre de Russes pourrait être réduit d’un cinquième d’ici 2050. Selon les statistiques fédérales russes, entre 2016 et 2017, on compte 17.000 naissances de moins durant les sept premiers mois de l’année.
La démographie est d’ores et déjà présente dans la rhétorique de Poutine, un sujet qu’il aborde tous les ans dans une conférence de presse soigneusement orchestrée. Et son gouvernement a mis en place des mesures natalistes, comme un chèque d’environ 7.500 euros offert aux familles pour la naissance de leur second enfant. Lorsqu’il était président, en 2010, l’actuel Premier ministre Dmitri Medvedev, avait alloué des terrains gratuits aux familles nombreuses, en affirmant que la Russie aurait été lésée sans des benjamins –l’écrivain Anton Tchekhov ou le cosmonaute Youri Gagarine, le premier homme envoyé dans l’espace.
Parallèlement, Poutine a rarement fait la fine bouche avant de sacrifier les femmes ou d’autres groupes marginalisés à son programme conservateur. Le débat sur l’avortement concorde avec une période de restriction des libertés pour les femmes. En février, Poutine décriminalisait les violences domestiques, ce qui aura facilité la vie des cogneurs conjugaux. La mesure a suivi une loi contre la « propagande homosexuelle » passée en 2013 et que la Cour européenne des droits de l’Homme a récemment jugée discriminatoire. Autant de décisions traduisant, de la part de Poutine, le désir de jouer les hommes forts dans son pays et de « redonner aux Russes une prestance géopolitique », explique Kate Schecter, membre du Council on Foreign Relations et spécialiste des femmes dans l’Union soviétique. « Avec un pouvoir fort et un retour à des rôles traditionnels, la misogynie latente a été exacerbée », ajoute Schecter, qui est aussi présidente de l’ONG World Neighbors. (...)
Si Poutine garde ses distances avec les positions religieuses les plus extrêmes, il encourage globalement ce type d’activisme et d’aucuns estiment qu’il n’est d’ailleurs plus capable de contrôler les forces qu’il aura libérées dans le pays. « Dès que vous lâchez la bride sur ce genre de phénomène, c’est difficile de reprendre les rênes », commente Yulia Gorbunova de Human Rights Watch. Selon la chercheuse, par leur « approbation tacite », les autorités aiguillonnent de tels comportements. Au rassemblement « Pour la vie », beaucoup espèrent que le silence complice du gouvernement se transforme bientôt en reconnaissance officielle. « Nous devons aider notre président à surmonter la crise démographique », déclare Studenikina. « Nous sommes là pour lui. »