
Au moins 97 morts et 507 blessés : la Turquie a connu samedi 10 octobre l’attentat le plus meurtrier de son histoire. Deux bombes ont explosé à Ankara lors d’une manifestation contre la reprise des hostilités entre les forces turques et les rebelles du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Depuis les élections législatives de juin, qui ont privé l’AKP de M. Recep Tayyip Erdogan de la majorité absolue au parlement, le président turc a durci la répression vis-à-vis de ses opposants en ciblant les forces progressistes et en bombardant les Kurdes. Ainsi, « M. Erdogan courtise l’électorat nationaliste, mais il règle aussi ses comptes avec cette gauche dont il déteste les idées progressistes », analysait Akram Belkaïd en septembre dernier.
ans lui et son parti, point de salut... Le 11 août 2015, lors d’une allocution télévisée, M. Recep Tayyip Erdogan, usant d’un ton à la fois martial et paternaliste, donne le signal implicite de la campagne pour les élections législatives anticipées, qui devraient avoir lieu le 1er novembre. Evoquant successivement la fin du processus de paix avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), la décision de s’attaquer militairement à celui-ci, mais aussi à l’Organisation de l’Etat islamique (OEI), et la nécessité pour le Parti de la justice et du développement (AKP) de gouverner seul pour continuer à mener les réformes, le président turc revendique un bilan positif. « Il agit comme s’il n’avait enregistré aucun revers depuis deux ans, observe Taha Akyol, éditorialiste à Hürriyet, quotidien de centre droit. Il relativise même l’incapacité de l’AKP à obtenir la majorité absolue au scrutin législatif du 7 juin dernier, disant qu’il ne lui a manqué “que” 18 députés. »
Il est vrai que l’aura de l’ancien premier ministre — il a été élu président en août 2014 — a pâli, alors qu’il avait longtemps fait figure de maître d’œuvre d’un renouveau turc, à la fois sur le plan économique et géopolitique. La répression violente des manifestants de la place Taksim, au printemps 2013, a mis au jour son inclination antidémocratique. Les poursuites deviennent quasi systématiques à l’encontre d’opposants ou de journalistes jugés trop critiques. Pour avoir dénoncé cette dérive autoritaire et l’ambition de M. Erdogan de renforcer les pouvoirs présidentiels, les militants et sympathisants du prédicateur Fethullah Gülen — installé aux Etats-Unis — font l’objet depuis plus d’un an d’une persécution judiciaire (1). La répression touche aussi les magistrats qui, en décembre 2013, ont lancé une enquête pour corruption contre l’entourage du chef de l’Etat, dont plusieurs de ses ministres ainsi que son fils Bilal. Accusés d’appartenir à une « organisation criminelle ayant tenté de renverser le gouvernement par la force », suspendus de leurs fonctions, trois procureurs ont dû quitter précipitamment la Turquie durant l’été.
Sur le plan géopolitique, « la gestion turque de la crise syrienne est un fiasco, marqué par plusieurs erreurs stratégiques, explique Didier Billion, directeur adjoint de l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS). Ayant fait de la chute d’Assad une obsession, la Turquie a financé plusieurs groupes syriens rebelles plus ou moins incontrôlables. Elle se retrouve aujourd’hui incapable de jouer un rôle de premier plan dans la recherche d’une solution diplomatique et dans la mise en place d’une transition négociée ». La décision prise en janvier 2015 par Ankara de soutenir, avec le Qatar et l’Arabie saoudite, « l’Armée de la conquête », dont l’une des composantes est le Front Al-Nosra, branche syrienne d’Al-Qaida, semblait destinée à pallier l’absence de solution pour défaire le régime de Damas ou pour l’amener à négocier.
« Enorme gâchis »
Le président Erdogan n’a pas non plus su apprécier le retour de l’Iran dans le jeu régional, comme le relève Jeremy Shapiro, politiste auprès du centre de recherche Brookings à Washington : « Le gouvernement turc n’a pas vraiment cru à la possibilité d’un accord sur le nucléaire iranien. » Résultat : il réalise bien tard que son voisin et rival iranien est en passe de redevenir un interlocuteur de poids pour les Etats-Unis. Plus que les attentats sur le sol turc imputés à l’OEI, c’est surtout la volonté de resserrer les liens qui a poussé Ankara à accepter, le 24 juillet, que les avions de la coalition menée par Washington contre l’organisation puissent utiliser la base d’Incirlik, dans le sud de l’Anatolie.
Sur le plan intérieur, les résultats du scrutin de juin ont représenté un revers majeur pour M. Erdogan, habitué aux succès électoraux depuis la première victoire de l’AKP, en 2002. (...)
En engageant son pays dans une « guerre synchronisée contre le terrorisme », autrement dit contre l’OEI mais surtout contre le PKK, le pouvoir turc est d’abord motivé par des considérations électorales et par la volonté d’obtenir une majorité absolue en convoquant de nouvelles élections.
Le calcul est simple : en rompant la trêve avec le PKK, en bombardant ses bases arrière dans le Kurdistan irakien et en procédant à des milliers d’arrestations de militants ou de sympathisants de la cause kurde, le gouvernement donne des gages aux partis nationalistes réticents ou carrément hostiles à l’égard du processus de paix. (...)
De même, les poursuites judiciaires et les menaces de dissolution lancées contre le Parti démocratique des peuples (HDP), une coalition de partis de gauche et de formations prokurdes, ne peuvent s’expliquer que par la volonté du gouvernement de l’empêcher de renouveler son succès électoral du 7 juin. En dépassant le seuil (très élevé) de 10 % des suffrages exprimés nécessaire pour être représenté à l’Assemblée, ce mouvement a non seulement obtenu 80 députés, mais aussi empêché l’AKP d’avoir la majorité des sièges. (...)
La justice, étroitement contrôlée par le pouvoir, a placé le chef du « Syriza turc » sous le coup d’une enquête pour « incitation à la violence » et « trouble à l’ordre public », ce qui peut lui valoir une peine de vingt ans de prison.
En s’en prenant au PKK et au HDP, M. Erdogan courtise l’électorat nationaliste, mais il règle aussi ses comptes avec cette gauche dont il déteste les idées progressistes, et qu’il a traitée de « racaille » au lendemain de la mobilisation populaire pour la défense du parc Gezi, en mai 2013 à Istanbul (2). Ardent défenseur du libéralisme économique, il exècre les propositions du HDP tant en matière de protection sociale que de défense de l’environnement. Il voit aussi d’un mauvais œil son attachement à la laïcité, et n’a pas apprécié que le parti lui reproche une ingérence dans la sphère privée après qu’il a appelé les ménages turcs à « faire au moins trois enfants ».
Surtout, estime l’économiste Emre Deliveli, « cette stratégie de la tension et la violence politique qu’elle engendre devraient profiter à l’AKP sur le plan électoral ». (...)
La volonté de freiner l’influence ascendante du PKK en Syrie explique pourquoi le gouvernement turc tient tant à la création en territoire syrien d’une zone-tampon d’une centaine de kilomètres de long et de quarante kilomètres de large, d’où seraient chassés les combattants de l’OEI, mais aussi les unités de protection du peuple kurde (YPG).
« Le peuple kurde est sacrifié sur l’autel des ambitions ultraprésidentielles d’Erdogan et de son incapacité à aider la Syrie », estime M. Karer, jeune militant kurde du HDP qui ne manque pas de dénoncer l’amalgame fait entre le PKK et l’OEI. (...)
Le pouvoir turc continue de minimiser la capacité de nuisance de l’OEI, alors que cette dernière est responsable de l’attentat-suicide qui, le 20 juillet, a coûté la vie à 32 jeunes militants de gauche dans la ville de Suruç. (...)
un ancien ministre du gouvernement de Süleyman Demirel ne mâche pas ses mots : « Erdogan a choisi la plus mauvaise des stratégies en s’attaquant au PKK et en croisant mollement le fer avec Daech. C’est l’inverse qu’il aurait fallu faire. Cette organisation a tué des jeunes qui souhaitaient participer à la reconstruction de Kobané. Elle a humilié notre pays, en juin 2014, en kidnappant une cinquantaine de nos diplomates. La Turquie risque tôt ou tard d’être confrontée lourdement à la violence de Daech. A ce moment-là, qu’allons-nous faire ? Demander pardon au PKK et l’implorer de nous aider, puisque, pour l’instant, lui et ses alliés syriens sont les seuls à tenir en respect les djihadistes ? » (...)
Soucieuse de pouvoir utiliser les installations militaires turques dans sa lutte contre l’OEI, l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) a donné son aval aux opérations contre le PKK, qui, à la mi-août, auraient fait plus d’une centaine de morts, y compris des civils du Kurdistan irakien. L’appel à la mesure des Etats-Unis et des Européens n’apparaît guère convaincant alors que ces mêmes puissances rechignent à critiquer ouvertement la mansuétude turque à l’égard de l’OEI. (...)
Regain d’autoritarisme, manœuvres électorales, isolement diplomatique croissant, aventurisme militaire : le coût des ambitions de M. Erdogan ne cesse d’augmenter, au risque d’ouvrir un nouveau chapitre périlleux dans l’histoire de la Turquie.