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L’émergence d’un municipalisme nord-américain
Didier Fradin
Article mis en ligne le 26 février 2020

Que la Commune puisse être le lieu de l’autonomie gouvernementale n’est pas une idée nouvelle pour les mouvements sociaux radicaux en Amérique du Nord. Pendant des décennies, le penseur social Murray Bookchin (1921-2006) a développé, défendu et animé l’idée du municipalisme libertaire, également appelé le communalisme en référence aux événements révolutionnaires de la Commune de 1871 à Paris. En tant que politique de l’écologie sociale - une perspective qui comprend les problèmes écologiques comme des problèmes sociaux et qui considère la domination humaine sur la nature comme découlant de l’idée de domination de l’homme sur l’homme - le municipalisme libertaire prône une restructuration radicale de nos institutions.

Alors que la contestation des logiques capitalistes et la pratique de la démocratie directe par le biais d’assemblées populaires et de systèmes de délégation stricte étaient les maîtres mots du mouvement altermondialiste né à Seattle en 1999 et d’Occupy Wall Street en 2011, le municipalisme libertaire propose d’institutionnaliser ces assemblées populaires et institutions démocratiques sur le long terme et de leur donner une légitimité politique. De plus, Bookchin propose de relier ces institutions entre elles par le biais d’une confédération, également appelée co-fédération ou fédération, pour être suffisamment forte pour défier l’État et le capital. Il compte le faire en créant une situation de double pouvoir entre, d’une part, la confédération des communes et, d’autre part, l’État. (...)

Après l’élection de Trump en 2016, la nécessité de créer une telle situation de puissance alternative a été ressentie avec plus d’acuité que jamais. (...)

Dans la perspective du lancement d’une "confédération continentale de mouvements locaux construisant un pouvoir alternatif par le biais d’une démocratie radicale", il était prévu que les délégués des groupes locaux, assemblées, mouvements sociaux et organisations populaires de toute l’Amérique du Nord se réunissent du 18 au 22 septembre 2019 à Detroit. , Michigan, pour créer la structure qui les fédérerait. En d’autres termes, la symbiose n’est pas un simple rassemblement ou un réseau d’individus, mais une plate-forme orientée vers l’action composée de représentants d’organisations membres et visant à créer une structure légitime de coordination de leurs actions, stratégies et pratiques politiques. La moitié des 125 participants au congrès étaient des délégués de 40 organisations. (...)

Plus de 50 villes étaient représentées dans 25 États et 3 pays (Mexique, États-Unis et Canada). Un système méticuleux d’allocation des délégués basé sur la taille des membres permettait une représentativité équilibrée de chaque groupe. D’autres organisations étaient présentes en tant qu’organisations partenaires telles que Institute for Social Ecology, Demand Utopia, Black Socialists of America, DegrowUS et le DSA-LSC..

Ce réseau de militants et d’organisations se caractérise par la grande variété de fonctions, objectifs et activités auxquels ils participent (...)

La plupart des groupes sont multi-thématiques, certains d’entre eux sont des groupes d’affinité (Neighbourhood Anarchist Collective), tandis que d’autres font partie de grands partis politiques (comme le DSA-LSC). Ce qui unit ces groupes, c’est une lutte commune pour une véritable démocratie, la nécessité de s’organiser au-delà du niveau local et une volonté de créer une grande force collective par le bas, ancrée dans des valeurs partagées.

Le défi "Points d’unité"

Même si tous les participants au Collectif Symbiosis partageaient une grande sensibilité de « gauche radicale », une opposition commune à l’État, au capitalisme et à d’autres systèmes d’oppression (racisme, sexisme, colonialisme, etc.), ainsi qu’un intérêt commun pour le « municipalisme », la grande variété de groupes, d’expériences personnelles, de formations politiques et d’idiosyncrasies idéologiques ne peut pas facilement être considérée comme partageant la même stratégie révolutionnaire. (...)

Globalement, et en plus de leur cadre commun de double pouvoir, la plupart des personnes présentes au Congrès partagent un engagement en faveur de la démocratie directe, de l’autodétermination, de l’anti-hiérarchie, de l’anticapitalisme et de l’écologie. Contrairement au « municipalisme européen » incarné dans des villes rebelles espagnoles comme Barcelone, davantage axées sur la politique électorale et le changement social « d’intérieur des institutions », le « municipalisme nord-américain » repose principalement sur la stratégie du pouvoir alternatif en dehors du institutions étatiques, avec une sensibilité plus anarchiste, plus proche de la version du municipalisme libertaire de Murray Bookchin. En tout état de cause, l’attitude non sectaire et l’ouverture d’esprit à la pluralité idéologique de tous les délégués ont permis de créer un espace de discussion au-delà des « bookchin-istes et des anarchistes ».

Afin de surmonter les divisions bien connues de la gauche sur des questions idéologiques, il a été proposé de se mettre d’abord d’accord sur de larges points d’unité qui seraient élaborés collectivement, discutés au sein de groupes de travail et officiellement adoptés à l’assemblée. (...)

l’assemblée a proposé de former un groupe de travail chargé de créer un projet de points d’unité pour le 1er janvier 2020, qui sera soumis au vote de l’ensemble des membres de la fédération. L’incapacité de parvenir à un consensus clair sur les points d’unité par des procédures formelles au cours du Congrès a exprimé un problème plus profond découlant des tensions liées à la création démocratique d’une nouvelle organisation. En effet, comment s’accorder collectivement sur des principes communs au sein d’un groupe nombreux et divers de personnes qui ne se connaissent même pas ? Comment parvenir à un accord entre les délégués qui n’ont pas le temps de discuter de la raison pour laquelle ils veulent une confédération et de ce qu’ils veulent en faire ? Comment prendre des décisions collectives sur la structure par le biais de procédures formelles sur lesquelles tout le monde n’est pas d’accord, tout cela avant l’existence même de cette structure ? (...)

Le principal paradoxe auquel était confrontée la création de la Fédération de la symbiose avait été anticipé par les organisateurs avant le Congrès et était surnommé « le problème de la poule et de l’œuf ». D’une part, ils voulaient construire une confédération de groupes locaux en laissant ces groupes déterminer le sens, les objectifs et la forme organisationnelle de cette confédération. Mais d’un autre côté, les organisateurs ont dû construire suffisamment de confédération pour que les organisations locales y adhèrent, avec un programme, un agenda et des règles de procédure. Cette tension a été vécue à la première assemblée, où de nombreux délégués ont exprimé des frustrations liées au processus, au rythme des discussions et aux procédures de vote. Un nombre important de délégués souhaitaient réorganiser l’ensemble de l’ordre du jour du Congrès et modifier le processus de prise de décision, qui était trop formel. En bref, l’assemblée a tout de suite commencé par un conflit sur la forme, le contenu et les finalités du Congrès de la symbiose.

Un désaccord sur la notion même de démocratie a été exprimé lors des premières assemblées. (...)

En bref, les participants ont vécu une contradiction entre deux impératifs : le besoin de bien faire les choses et le besoin de faire les choses pour construire la fédération. Certaines personnes ont eu du mal à gérer cette tension et, à un moment donné, des délégués ont quitté l’assemblée pour faire une pause et sortir des discussions dans l’impasse. Aucune question ni proposition majeure n’a été adoptée dans les assemblées et, à un moment donné, la crainte que le Congrès n’atteigne son objectif de créer une confédération a été partagée, jusqu’à ce qu’un changement soudain du format de la réunion fasse toute la différence en répondant à la frustration de beaucoup.

Le poète allemand Friedrich Hölderlin a déclaré un jour :
« Mais là où le danger existe, le pouvoir salvateur augmente également ». La dernière soirée avant la fin du congrès, une assemblée supplémentaire a été organisée et le délégué d’Athènes pour tous a animé le conseil des différents groupes de travail, ainsi qu’une assemblée de cercle, où chacun a pu exprimer ses sentiments, ses attentes, craintes et espoirs concernant le projet de symbiose. Étonnamment, la dynamique de groupe a considérablement changé, créant un « moment de résonance » d’expérience partagée et de sagesse collective, comme si la nouvelle forme de conversation changeait la nature même de la relation entre les participants et de leur objectif collectif.

Le résultat du congrès : une fédération en devenir
(...)

Le modèle de conseil de conférence a été si efficace pour résoudre les tensions au sein du groupe que la prochaine assemblée de dimanche a décidé de se débarrasser des règles de procédure formelles et « parlementaires » et de prendre la forme d’un conseil de conférence pour la dernière assemblée, ainsi que pour la structure de Symbiosis elle-même. En effet, organisé en plusieurs cercles - le premier composé de personnes faisant rapport de leurs groupes de travail sur différents thèmes, le second de délégués et le troisième d’observateurs - et avec du temps consacré aux commentaires et questions sur les propositions de chaque groupe de travail, la dernière assemblée a à la fois démocratique et efficace pour coordonner le travail réalisé pendant tout le congrès. Le résultat est la création de plusieurs groupes de travail chargés de poursuivre les travaux entamés lors du Congrès de manière distante, notamment sur les points suivants : unité, prise de décision, structure, mais aussi sur le partage des compétences, l’éducation politique, la finance, la communication, le recrutement et la collecte de données, le rassemblement des gens de la majorité mondiale et d’offrir des propositions qui seraient votées par la circonscription, c’est-à-dire les organisations locales, ainsi que l’équipe de transition chargée de coordonner ces efforts.

Au-delà de ces résultats tangibles pour la création de la fédération, qui se sont concrétisés par la volonté d’organiser un autre congrès, ce que ce congrès a réussi est la création d’un espace permettant aux délégués de divers milieux organisateurs et idéologiques de se réunir, de réfléchir ensemble et, éventuellement, de créer une compréhension commune de la façon dont ils voulaient travailler pour créer collectivement un mouvement révolutionnaire, et ça, c’est une véritable fédération en devenir.