Les néolibéraux, qu’ils soient économistes ou politiciens, nous annoncent ou nous promettent depuis maintenant des décennies la fin de l’État-providence. C’était encore le cas il y a quelques semaines aux Pays-Bas où le roi, à peine descendu de son carrosse doré, tenait devant les parlementaires un discours où il estimait dépassé « l’État-providence classique de la deuxième moitié du vingtième siècle ». À quoi il ajoutait : « À tous ceux qui le peuvent, il est demandé de prendre leurs responsabilités pour leur propre vie et pour leur entourage [1]. » De discours en discours, de sondage en sondage, les populations européennes ont fini par croire qu’effectivement les États étaient trop dépensiers et qu’il fallait que ça cesse. Elles oublient simplement, ou on oublie de leur dire, que l’État-providence, c’est d’abord et avant tout la protection sociale à laquelle elles ont droit.
Rappelons qu’on donne le nom de protection sociale à un ensemble de mécanismes permettant aux individus ou aux familles de faire face financièrement à des situations pouvant provoquer une baisse partielle ou totale des ressources ou une hausse des dépenses. Ces situations sont appelées risques sociaux, et on les regroupe le plus souvent en six grands types de risques, donnant chacun lieu à diverses prestations :
- santé (prise en charge totale ou partielle de frais liés à la maladie, à l’invalidité, aux accidents du travail et aux maladies professionnelles),
- vieillesse-survie (pensions de retraite, pensions de réversion, prise en charge de la dépendance),
- maternité-famille (prestations liées à la maternité, allocations familiales, aides pour la garde d’enfants),
- emploi (indemnisation du chômage, insertion et réinsertion professionnelles),
- logement (aides au logement),
- pauvreté-exclusion (minima sociaux).
Les systèmes de protection sociale varient selon les pays, leurs niveaux de vie et leurs traditions, mais on a coutume, du moins pour l’Europe occidentale, de les classer en deux groupes :
– d’une part les pays de tradition bismarckienne, où l’essentiel des prestations provient des cotisations versées par les salariés et leurs employeurs et gérées par eux-mêmes (Allemagne, France, Belgique, Pays-Bas, etc.) ;
– de l’autre les pays de tradition beveridgienne, où ces prestations proviennent surtout de l’impôt, et sont donc gérées par l’État (Royaume-Uni, Irlande, pays scandinaves). Bien entendu, cette distinction est à nuancer. Dans les pays dits beveridgiens, la différence est grande entre le Royaume-Uni, où seul le service national de santé est vraiment universel [2], et les pays scandinaves, dont le système, appelé aussi social-démocrate, couvre l’ensemble des risques.
Dans les pays dits bismarckiens, les traditions sont variables selon les États, mais on a constaté, à la fin du XXe siècle, une plus forte implication de l’État dans les dépenses de protection sociale. C’est le cas en France avec l’instauration de la CSG (1991).
– Reste le cas des nouveaux entrants, en particulier les États d’Europe de l’Est. Le système socialiste accordait aux populations une protection sociale maximale.
Après la chute du Mur, les nouveaux gouvernements se sont efforcés un peu partout de maintenir un haut niveau de protection sociale. Mais, frappés par des crises dès la fin des années 1990, ils ont suivi les conseils du FMI, de la Banque mondiale, puis de l’OCDE et de la Commission européenne, en réduisant le rôle de l’État-providence à la portion congrue qui est aujourd’hui la sienne (là encore, cependant, les disparités sont nombreuses entre pays, et on évitera de trop généraliser). (...)
de plus en plus, les dépenses sociales sont sacrifiées sur l’autel de l’austérité et de la réduction de la dette publique.
Concernant plus précisément la France, elle semble et est sans doute un peu plus épargnée que bien d’autres États de l’Union européenne. Les projections de l’OCDE pour l’année 2013 la situent, de même qu’en 2011 et en 2012, comme le pays le plus « dépensier » en matière de protection sociale, avec 33 % de son PIB. À titre de comparaison, la moyenne des pays membres de l’OCDE se situe à 21,9 %, toujours en projection 2013 [7]. Mais, de grignotage en grignotage, l’État-providence est de plus en plus menacé en France : on le voit notamment avec la succession de « réformes » des retraites, la baisse des remboursements de soins de santé ou les obstacles que doivent franchir les chômeurs pour tenter d’obtenir leurs indemnités.
Bruno Palier citait et traduisait une phrase de Gosta Esping-Andersen définissant parfaitement la nature des enjeux : « les droits sociaux … permettent aux individus de rendre leur niveau de vie indépendant des seules forces du marché. [Ils] permettent au citoyen de ne pas être réduit au statut de ‘‘marchandise’’ [8]. » Mais les marchés sont là, ils s’efforcent de rogner à leur profit ces droits sociaux et, grâce à la complaisance de gouvernements de droite ou prétendument de gauche, ils y arrivent peu à peu.