
Dans cet article qui raconte l’histoire de M., une personne née avec les attributs des deux sexes, féminin et masculin, et qui s’identifie aujourd’hui notamment comme « neutre, fluide, non binaire », nous avons choisi, avec son accord, de remplacer les pronoms personnels il/elle par « iel ». Nous avons aussi décidé d’utiliser le point médian, pour faire ressortir dans les accords la marque à la fois du masculin et du féminin.
« Je suis pas trop fan du mot “intersexe” car il y a le mot “sexe” dedans, j’utilise plutôt “inter” », avance M., 41 ans, blotti·e dans son sweat-shirt à capuche gris. Crâne rasé et lunettes rondes, iel raconte son histoire hallucinante, traversée de douleurs et de courage, en fumant frénétiquement : « Je suis né·e avec un vagin, des testicules pas descendus, un micropénis ou un clitoris développé. Il y avait vraiment les attributs des deux », explique M., qui comme environ 2% de la population dans le monde, est venu·e au monde avec les attributs des deux sexes. Ses organes génitaux étaient parfaitement sains, selon son dossier médical que nous avons pu consulter.
Mais les médecins ont convaincu ses parents de l’opérer, en évoquant un hypothétique risque cancéreux(1) pour faire rentrer absolument ce nourrisson dans un sexe défini, celui que la société veut bien accepter. Par cet acte et les nombreuses autres opérations qui ont suivi, ils ont infligé à M. une série interminable de problèmes de santé. Ils l’ont privé·e de mots pour décrire ce qu’iel avait, et ont entraîné chez iel une interminable quête d’identité. M. est aujourd’hui la toute première personne intersexe en France, et probablement même dans le monde, à avoir porté plainte contre X pour les mutilations qu’elle a subies.
Pendant des d’années, M. et ses parents n’avaient pas de nom attaché à ce qui leur était présenté comme une « anomalie génétique ». Ses parents ont demandé à rencontrer des enfants avec une « maladie » similaire, mais les médecins ont affirmé qu’ils n’en connaissaient aucun. On leur a dit qu’iel était un cas unique. (...)
Ils ont tout fait pour nous orienter vers une fille », se rappelle sa mère.
Difficile de parler d’un consentement éclairé, pour un choix aux terribles conséquences sur M., qui a subi cinq interventions chirurgicales lourdes entre 1980 et 1993, devra suivre des traitements toute sa vie et ne pourra jamais avoir d’enfant. Et ce alors même que les médecins affirmaient qu’iel était en « parfaite santé ». Dès les premiers jours de sa vie, on lui injecte quantité d’hormones. Ce sont d’incessantes piqûres et injections, qui lui font prendre des kilos, lui donnent des boutons. Ses organes de reproduction sont opérés pour les faire ressembler à un sexe de fille. (...)
Ces chirurgies lui laisseront de multiples cicatrices et des difficultés pour les rapports sexuels. À l’adolescence, on lui administrera de l’androcur, un traitement qui multiplie les risques de tumeur au cerveau. « Ils m’ont niqué la santé », résume-t-iel. (...)
Le summum de la douleur est atteint à 10 ou 11 ans, lorsque M. commence à faire des crises pour ne plus retourner à l’hôpital. (...)
Ça l’a détruite, ma mère, elle s’en veut », dit M. dans un sanglot, très éprouvé·e à l’évocation de ses parents. « Mes parents, ça leur a bousillé la vie. Je suis bien post-trauma, mais eux aussi. Je les vois tristes et ça me rend triste… Si je fais ce procès c’est beaucoup pour eux, ils n’ont rien compris à ce qui leur arrivait. »
« L’enfance est partie très vite »
À cause de ces non-dits et de ces traumatismes, M. devient un·e adolescent·e turbulent·e, une « bombe » selon ses propres mots. Iel fume du cannabis à 11 ans, se met à dealer à 12 ans. « À 14 ans j’avais pris toutes les drogues possibles et imaginables », confie-t-iel. M. est viré·e dès le premier jour de sa 6e, cumule les difficultés scolaires, les « conneries » qui l’emmènent au tribunal. (...)
Iel multiplie les partenaires, sort à 13 ans avec des hommes de 30 ou 40 ans, plus tard se prostitue. « Je me sentais déjà une daronne, j’essayais d’être féminine, pour me mouler dans le truc. » Iel tâtonne et alterne entre un look punk et cagole, entre maquillage excessif et épingles à nourrice dans le nez. « L’enfance est partie très vite », résume-t-iel. Puisque personne ne comprend ce qu’iel vit et qu’iel ne comprend pas iel-même précisément ce qui lui arrive, ses relations avec ses proches sont difficiles. « C’était la crise d’ado fois dix, ils s’en sont pris plein la tête », dit-iel.
Les excès de son caractère instable ajoutent d’autres problèmes de santé aux premiers (...)
L’énigme enfin résolue
« Intersexualité » : le mot était pourtant bien présent dès le départ dans la bouche des médecins, comme l’atteste un courrier du 9 février 1978 d’un des professeurs qui s’occupent d’iel. Mais ce n’est qu’à 23 ans que M., après des années dans le flou, va pouvoir comprendre pleinement sa situation, à la suite de ce qui apparaît comme une troublante erreur d’aiguillage. (...)
« Une nouvelle identité, ni homme, ni femme »
Les quelques mots qu’iel a pu lire dans son dossier médical, surtout celui de « pseudohermaphrodisme » qu’iel comprend confusément, enclenchent toutefois une transformation. Le punk de son adolescence s’efface progressivement sous les boucles électroniques, la féminité laisse place à la neutralité. M. enlève ses piercings, vire ses bracelets et se cache dans des grandes parkas qui masquent ses formes. « Quand j’ai eu le dossier, j’ai commencé à me raser la tête. Le seul genre qui me parlait c’était le genre techno. Chien, camion, camouflage, c’était une identité. »
Les rencontres, à l’âge de 30 ans à Bruxelles avec une association queer, et plus tard avec une figure de la lutte intersexe, Vincent Guillot, vont enfin lui permettre de se trouver complètement et de poser tous les mots sur son parcours. « Mon but toute ma vie a été de rencontrer des semblables. Tu connais le film E.T. l’extra-terrestre ? Eh bien c’était ça, “téléphone maison”. La rencontre avec Vincent Guillot a été une délivrance. Ça a bouleversé ma vie. »
Plus tard, M. a rencontré d’autres personnes intersexes, a découvert un forum, à Douarnenez. Aujourd’hui iel se sent plus fort·e grâce à cette communauté. « Je suis dans une nouvelle identité, ni homme, ni femme : intersexe non binaire. On n’est pas seul·e au monde et ça soulage de se dire que plein d’autres personnes ont subi les mêmes chirurgies, les mêmes tabous. »
C’est à Douarnenez qu’iel a rencontré Mila Petkova, l’avocate qui va l’aider à porter plainte, entouré·e de Benjamin Moron-Puech, maître de conférences à l’Université Panthéon-Assas, et Benjamin Pitcho, avocat.
La plainte et le recours à la CEDH
M. a déposé plainte contre X en novembre 2015, notamment pour « violences ayant entraîné une mutilation ou une infirmité permanente », « violences sexuelles » et pour « détérioration définitive des organes génitaux ». Sa plainte met l’accent sur l’absence de nécessité thérapeutique des chirurgies qu’iel a subies. (...)
La demande de M. a été à nouveau rejetée le 6 mars 2018 par la Cour de cassation, et la bataille a désormais lieu au niveau de la Cour européenne des droits de l’homme.
« J’ai envie que ce chaos s’apaise », confie M. qui attend beaucoup de cette action en justice pour « se reconstruire ». Ce·tte guerrièr·e a déjà fait de grands pas au cours des dernières années, porté·e, dit-iel, par une nouvelle génération militante, qui « casse tout » et lui fait un « bien fou ». Bien que « triste, frustré.e et vidé·e » par ce qui lui est arrivé, iel se sent « bouillonnant·e, la rage au ventre » et « en lutte » : « Je veux faire connaître nos parcours de vie et faire comprendre aux gens que c’est abject, la façon dont la société nous traite. On n’a pas le choix de se lever le matin et d’y croire. Croire que demain sera meilleur ».
Et le ministère de la Santé, les autorités françaises, dans tout ça ?
La France a été condamnée en mai 2016 par l’ONU pour les mutilations sur les enfants intersexes. Les associations Human Rights Watch et Amnesty International, la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah), la Commission nationale consultative des droits de l’homme et même le Conseil d’État appellent à l’arrêt de ces mutilations. (...)
Le Groupe d’information et de soutien sur les questions sexuées et sexuelles (Giss) tente de faire interdire les chirurgies de conformation sexuelle et a interpellé le ministère de la Santé, qui a répondu en janvier 2019. Les autorités considèrent que « les actes chirurgicaux de normalisation sexuelle sans nécessité médicale sont déjà prohibés » et que « certaines opérations sont justifiées lorsque le risque vital est engagé » ou pour « assurer la meilleure fonction possible urinaire et/ou sexuelle ultérieure ». Le ministère ajoute que « les actes et traitements médicaux qui sont à ce jour pratiqués sur des enfants, avec le consentement de l’autorité parentale, répondent à une nécessité médicale », laissant entendre à plusieurs reprises dans son courrier que des actes sans nécessité médicale ne seraient plus pratiqués en France.
Tout dépend, en fait, de ce qu’on qualifie de « nécessité médicale ». (...)
Or selon ce collectif, les interventions chirurgicales pratiquées sans « urgence vitale » –terme que le ministère s’est bien gardé d’employer– ou sanitaire sont toujours largement pratiquées aujourd’hui et encouragées par les protocoles de prise en charge des personnes intersexes. Le site de l’association française d’urologie conseille par exemple de « confier rapidement à un chirurgien pédiatre » les enfants qui ont un clitoris plus gros « afin d’améliorer l’apparence esthétique des organes génitaux externes » et explique que « la majorité des chirurgiens préfèrent réaliser une reconstruction chirurgicale complète pendant les premiers mois de vie ».
Contacté par Slate.fr, le ministère de la Santé affirme n’avoir aucune « remontée sur des cas d’éventuelles mutilations ». Des données pourtant disponibles, puisque les ablations d’organes réalisées sur des enfants intersexes sont répertoriées dans les données de santé auxquelles le ministère a accès. (...)