
Dès les premiers jours de sa vie, on lui injecte des hormones. Entre 1980 et 1993, iel subit cinq interventions chirurgicales lourdes. M. devra suivre des traitements à vie et ne pourra pas avoir d’enfant.
Dans cet article qui raconte l’histoire de M., une personne née avec les attributs des deux sexes, féminin et masculin, et qui s’identifie aujourd’hui notamment comme « neutre, fluide, non binaire », nous avons choisi, avec son accord, de remplacer les pronoms personnels il/elle par « iel ». Nous avons aussi décidé d’utiliser le point médian, pour faire ressortir dans les accords la marque à la fois du masculin et du féminin. (...)
« Je suis pas trop fan du mot “intersexe” car il y a le mot “sexe” dedans, j’utilise plutôt “inter” », avance M., 41 ans, blotti·e dans son sweat-shirt à capuche gris. Crâne rasé et lunettes rondes, iel raconte son histoire hallucinante, traversée de douleurs et de courage, en fumant frénétiquement : « Je suis né·e avec un vagin, des testicules pas descendus, un micropénis ou un clitoris développé. Il y avait vraiment les attributs des deux », explique M., qui comme environ 2% de la population dans le monde, est venu·e au monde avec les attributs des deux sexes. Ses organes génitaux étaient parfaitement sains, selon son dossier médical que nous avons pu consulter.
Mais les médecins ont convaincu ses parents de l’opérer, en évoquant un hypothétique risque cancéreux(1) pour faire rentrer absolument ce nourrisson dans un sexe défini, celui que la société veut bien accepter. Par cet acte et les nombreuses autres opérations qui ont suivi, ils ont infligé à M. une série interminable de problèmes de santé. Ils l’ont privé·e de mots pour décrire ce qu’iel avait, et ont entraîné chez iel une interminable quête d’identité. M. est aujourd’hui la toute première personne intersexe en France, et probablement même dans le monde, à avoir porté plainte contre X pour les mutilations qu’elle a subies. (...)
Pendant des d’années, M. et ses parents n’avaient pas de nom attaché à ce qui leur était présenté comme une « anomalie génétique ». Ses parents ont demandé à rencontrer des enfants avec une « maladie » similaire, mais les médecins ont affirmé qu’ils n’en connaissaient aucun. On leur a dit qu’iel était un cas unique. Qu’iel n’aurait pas de règles, pas d’enfants, mais qu’iel était « une petite fille » et qu’il fallait éradiquer dans son esprit le moindre doute là-dessus en lui cachant ses origines. (...)
Difficile de parler d’un consentement éclairé, pour un choix aux terribles conséquences sur M., qui a subi cinq interventions chirurgicales lourdes entre 1980 et 1993, devra suivre des traitements toute sa vie et ne pourra jamais avoir d’enfant. Et ce alors même que les médecins affirmaient qu’iel était en « parfaite santé ». Dès les premiers jours de sa vie, on lui injecte quantité d’hormones. Ce sont d’incessantes piqûres et injections, qui lui font prendre des kilos, lui donnent des boutons. Ses organes de reproduction sont opérés pour les faire ressembler à un sexe de fille.
À l’âge d’un an, une première opération enlève une partie des organes sexuels. À 3 ans, tous les organes génitaux internes sont retirés et iel subit une clitoridoplastie, pour réduire la taille de ce qui peut être considéré comme un gland de clitoris développé ou un micropénis, sans aucune nécessité ni urgence médicale. Cette opération et les clitoridoplasties suivantes vont enlever à cet organe sexuel quasiment toute sensibilité et toute capacité à ressentir du plaisir. À 4 ans, c’est une vaginoplastie, pour former un vagin. « Qu’est-ce qu’on en a à foutre d’avoir un vagin à 4 ans ? », enrage M. Ces chirurgies lui laisseront de multiples cicatrices et des difficultés pour les rapports sexuels. À l’adolescence, on lui administrera de l’androcur, un traitement qui multiplie les risques de tumeur au cerveau. « Ils m’ont niqué la santé », résume-t-iel.
Des séances au godemichet
Les rendez-vous médicaux de son enfance ont laissé des traumatismes dans la mémoire de M. Dès l’âge de 4 ans, iel doit retourner régulièrement à l’hôpital pour des séances de bougirage, où on lui enfonce des instruments ressemblant à des bougies censés élargir son vagin. (...)
Le summum de la douleur est atteint à 10 ou 11 ans, lorsque M. commence à faire des crises pour ne plus retourner à l’hôpital. Les médecins ne parviennent plus à lui administrer leurs « bougies ». M. se débat, traumatisé·e. Alors les praticiens demandent aux parents de M. de les lui administrer eux-mêmes, en allant acheter des « bougies » dans un sex-shop, autant dire des godemichets. Perdus, ses parents obtempèrent dans un premier temps. C’est sa mère qui s’y colle. « On habitait une petite ville, sans qui que ce soit pour nous aider, il n’y avait pas internet à l’époque. Et les médecins représentaient quelque chose, j’avais confiance », explique-t-elle. Elle s’est longtemps culpabilisée et s’est sentie « manipulée » par le corps médical. « Ça l’a détruite, ma mère, elle s’en veut », dit M. dans un sanglot, très éprouvé·e à l’évocation de ses parents. « Mes parents, ça leur a bousillé la vie. Je suis bien post-trauma, mais eux aussi. Je les vois tristes et ça me rend triste… Si je fais ce procès c’est beaucoup pour eux, ils n’ont rien compris à ce qui leur arrivait. » (...)
« À 14 ans j’avais pris toutes les drogues possibles et imaginables », confie-t-iel. M. est viré·e dès le premier jour de sa 6e, cumule les difficultés scolaires, les « conneries » qui l’emmènent au tribunal. Le bougirage a créé chez iel un rapport différent à la sexualité : « Très jeune, dès 10 ans, j’avais envie d’avoir des rapports sexuels pour savoir si mon vagin était valable », se souvient-iel.
Iel multiplie les partenaires, sort à 13 ans avec des hommes de 30 ou 40 ans, plus tard se prostitue. (...)
Les excès de son caractère instable ajoutent d’autres problèmes de santé aux premiers : « J’ai eu plein de soucis, j’ai chopé une hépatite C, une sarcoïdose. J’ai des os de 85 balais, on m’a enlevé des bouts de poumons, des bouts d’yeux… J’ai beaucoup de problèmes de mémoire, j’ai perdu des neurones. Le simple fait de me mettre en tailleur me fait mal », témoigne-t-iel, qui « tourne dans les hostos » depuis des années pour trouver les bons traitements, sans succès.
L’énigme enfin résolue
« Intersexualité » : le mot était pourtant bien présent dès le départ dans la bouche des médecins, comme l’atteste un courrier du 9 février 1978 d’un des professeurs qui s’occupent d’iel. Mais ce n’est qu’à 23 ans que M., après des années dans le flou, va pouvoir comprendre pleinement sa situation, à la suite de ce qui apparaît comme une troublante erreur d’aiguillage. (...)
Les quelques mots qu’iel a pu lire dans son dossier médical, surtout celui de « pseudohermaphrodisme » qu’iel comprend confusément, enclenchent toutefois une transformation. Le punk de son adolescence s’efface progressivement sous les boucles électroniques, la féminité laisse place à la neutralité. M. enlève ses piercings, vire ses bracelets et se cache dans des grandes parkas qui masquent ses formes. « Quand j’ai eu le dossier, j’ai commencé à me raser la tête. Le seul genre qui me parlait c’était le genre techno. Chien, camion, camouflage, c’était une identité. »
Les rencontres, à l’âge de 30 ans à Bruxelles avec une association queer, et plus tard avec une figure de la lutte intersexe, Vincent Guillot, vont enfin lui permettre de se trouver complètement et de poser tous les mots sur son parcours. (...)
« Je suis dans une nouvelle identité, ni homme, ni femme : intersexe non binaire. On n’est pas seul·e au monde et ça soulage de se dire que plein d’autres personnes ont subi les mêmes chirurgies, les mêmes tabous. »
C’est à Douarnenez qu’iel a rencontré Mila Petkova, l’avocate qui va l’aider à porter plainte, entouré·e de Benjamin Moron-Puech, maître de conférences à l’Université Panthéon-Assas, et Benjamin Pitcho, avocat.
La plainte et le recours à la CEDH
M. a déposé plainte contre X en novembre 2015, notamment pour « violences ayant entraîné une mutilation ou une infirmité permanente », « violences sexuelles » et pour « détérioration définitive des organes génitaux ». (...)
C’est à ce jour, selon Benjamin Moron-Puech, spécialiste de la question intersexe en droit, la première plainte pénale au monde. Une autre plainte a été révélée depuis en France, mais elle a été déposée à une date ultérieure.
La plainte de M. a été rejetée en raison du délai de prescription, qui était de dix ans au moment des faits à compter de la majorité. Mais pour les spécialistes dont M. s’est entouré·e, le délai de prescription ne peut pas courir à partir de sa majorité puisqu’à cette date-là, iel ne connaissait pas son état, qu’iel n’a appris qu’à la suite du courrier comportant son dossier médical, intercepté par hasard, chez iel, en février 2000, cinq ans après ses 18 ans (...)
La demande de M. a été à nouveau rejetée le 6 mars 2018 par la Cour de cassation, et la bataille a désormais lieu au niveau de la Cour européenne des droits de l’homme. (...)
« J’ai envie que ce chaos s’apaise », confie M. qui attend beaucoup de cette action en justice pour « se reconstruire ». (...)
Et le ministère de la Santé, les autorités françaises, dans tout ça ?
La France a été condamnée en mai 2016 par l’ONU pour les mutilations sur les enfants intersexes. Les associations Human Rights Watch et Amnesty International, la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah), la Commission nationale consultative des droits de l’homme et même le Conseil d’État appellent à l’arrêt de ces mutilations. (...)
Dans la lignée du Conseil d’État et du rapport de la mission relative à la révision de la loi de bioéthique, nous affirmons que seules deux conditions justifient l’atteinte à l’intégrité physique d’un·e enfant : l’urgence vitale, et le consentement libre et éclairé. Au-delà de ces critères, les motivations de l’acte n’entrent pas en ligne de compte », explique le Collectif Intersexes et Allié·e·s, un collectif qui demande « la fin des mutilations, stérilisations, traitements hormonaux non consentis sur des personnes intersexes quel que soit leur âge ». (...)