
Qui peut encore penser l’universel, aujourd’hui, sous le modèle de l’universel-Un qui ne supporte pas les différences ? On connaît les ravages suscités par cette adhésion à un universel abstrait, des monothéismes aux idéologies totalitaires. Mais, si l’on ne souhaite pas se perdre dans l’infini relativisme des pures différences juxtaposées, il est nécessaire de maintenir l’horizon d’un universel. Tel est, sur ce plan, le dilemme du temps présent. Comme chacun le sait, il ne se contente pas de parcourir les textes des philosophes. Il dispose de ressources très étendues dans nos sociétés : dans le discours politique, dans les attitudes morales, etc.
Par quel biais, grâce à quelle inspiration élaborer la philosophie d’un universel concret et tenable dans les sociétés multiculturelles qui sont désormais les nôtres ? Plusieurs voies sont possibles. Les uns nous renvoient à l’impératif de solidarité ; les autres, à la perspective démocratique, etc. Cela suffit-il ? Sans doute pas. Barbara Cassin propose une autre voie, qu’elle qualifie d’« universel dédié » et qu’elle justifie en soulignant le paradoxe qui traverse nécessairement toute solution contemporaine : « Je n’accepte l’universel qu’à une condition : bien comprendre pourquoi et comment il est relatif. Le bon universel n’est pas bon tout court, il est « meilleur pour » ici et maintenant ».
Directrice de recherche au CNRS, philologue et philosophe, elle a publié le célèbre Vocabulaire européen des philosophies : Dictionnaire des intraduisibles, devenu indispensable dans la recherche en philosophie. C’est à partir de cette expérience qu’elle revient sur cette question de l’universel. Son point d’appui est la traduction. (...)
Il s’agit bien du rapport à l’universel, mais pensé autrement. Le Dictionnaire, en effet, ne fournit pas la bonne traduction : il explicite au contraire les discordances, il met en présence et en réflexion, il est pluraliste et comparatif, en un geste sans clôture, mais qui correspond bien au geste d’un universel nouveau. C’est bien la traduction qui conduit le propos, les différences rapportées à un projet universel (et non pas à une essence). (...)
En ce point se réengage tout le débat sur la « barbarie », dans lequel on rencontre la catastrophe de la norme unique. C’est le renversement opéré par Cassin : face aux paradoxes du présent, c’est en réinvestissant le problème de la barbarie de l’autre (relatif à l’un qui exclut) qu’il est possible de rétablir une pensée adéquate de l’universel. (...)
Partir de la pratique concrète de la traduction permet de poser le problème de l’universel complexifié, sans moraliser encore sur ce thème, in abstracto, au risque rarement évité de ne jamais s’arracher à l’identité, au pur, à l’un, etc. Dans le mépris universaliste abstrait, il est vrai qu’on parle aussi d’« intraduisibles », mais l’objectif n’est pas le partage : ce serait plutôt le nationalisme ontologique (on ne peut traduire parce que la spécificité de « ma » langue est irréductible, d’autant qu’elle est la « meilleure » ou la plus proche du « vrai »). (...)
Chaque article de ce recueil y revient : il faut se battre contre tout ce qui tente de ramener les choses, les mots et les personnes à un commun dénominateur, à un langage unique qui vaut pensée unique, l’un des plus sinistres avatars du Logos. (...)
Il n’y a pas de point de vue de Dieu pour unifier toutes les perceptions des monades. Pourtant, toutes les opinions ne se valent pas. C’est ce pourquoi, ajoute Cassin, il faut rendre les individus et les cités capables de préférer les meilleures, par la pédagogie et la politique, qui seules peuvent rendre sensible que la meilleure option est toujours et seulement « meilleure pour... ».
Il faut sortir, quoi qu’il en soit, des faux dilemmes : « moi ou le chaos » ? L’universalisme ou le néant ? Le relativisme ou le totalitarisme ? On pourrait multiplier les formules. Il n’en reste pas moins que l’universel abstrait produit des dégâts considérables, et que le relativisme du « tout se vaut » produit d’autres dégâts. Aussi Cassin propose-t-elle autre chose : ce relativisme conséquent qui ne hait pas la raison, mais qui se méfie de l’idéologie unique. (...)