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LE BLUES DU LANCEUR D’ALERTE
Ecrivain et journaliste d’investigation. Son dernier roman, "Les Rapports humains", vient de paraître chez Juillard.
Article mis en ligne le 30 janvier 2018

Depuis la fin des années 1980, journalistes, juges et avocats se relaient pour dénoncer comptes offshore et paradis fiscaux. Et pourtant...

Régulièrement, on m’appelle pour témoigner. Les chaînes info, les radios, les sites des journaux, quelques politiques, des avocats. Je suis comme un prof à qui on demande de mesurer la magnitude d’un scandale. Les affaires en leaks fonctionnent comme des secousses sismiques. Je suis devenu au fil du temps un paradisismologue (j’ai inventé le mot). Au début, pris par le rythme des combats, j’y allais fièrement, la fleur au fusil. Je débattais, je livrais mes vérités. J’étais sûr de ma partition et de notre bon droit. Aujourd’hui, je décline presque systématiquement. Je suis content que des affaires sortent, mais je n’ai pas envie de servir de contradicteur aux ectoplasmes, ni de jouer au rebelle de service. Encore moins au type désabusé. Paradise Papers ? Magnitude 6. Léger tremblement qui va en s’estompant. Vous voulez la preuve ultime que rien ne change dans ces affaires de paradis fiscaux ? La preuve ultime, c’est moi.

Je connais le sujet par cœur. J’étais journaliste à Libération quand tout a commencé à la fin des années 1980. L’affaire Urba : un bureau d’études faisait des fausses factures pour le Parti socialiste. Des boîtes du BTP achetaient la démocratie en se cachant derrière des panaméennes inscrites à Dublin ou à Vaduz. Tous les partis politiques avaient des comptes offshore. Mitterrand a mis le couvercle. Je trouvais ça dingue. Je me suis mis à bosser là-dessus, appelant des agents du fisc, des policiers, des avocats. Je découvrais, effaré, les panaméennes du Parti républicain, du CDS, du RPR. L’argent des grands groupes atterrissait dans les poches des élus et de leur entourage. Les gardes des Sceaux étaient complices. Dans les dîners parfois je m’emportais : « Vous ne vous rendez pas compte, c’est notre liberté en plus de notre économie qu’ils sont en train de voler. » Elf, Total, Bouygues, la Lyonnaise, la CGE, Siemens doublaient valises et virements exotiques pour acheter des monopoles de distribution d’eau, des TGV, des autoroutes, des futurs réseaux téléphoniques. Pour un Carignon qui tombait, des centaines d’autres se goinfraient.

« Enquête sérieuse, de bonne foi »

J’étais devenu le meilleur copain de certains juges et de divers escrocs. Je bossais dans une zone grise. Mi-journaliste, mi-détective, gros fouteur de merde. J’ai fini par lâcher prise. (...)

Je me suis tapé dans la foulée des assemblées générales, des meetings, des auditions devant des ministres concupiscents. Une tournée devant des salles pleines et chauffées à blanc. Cette envie de tout foutre en l’air. J’ai aidé deux amis députés à créer une mission d’enquête parlementaire. Tout ce travail s’est lentement effiloché. La faute aux lobbys et à la cupidité ambiante. Plus les politiques palabraient, plus les escrocs se fendaient la bille. Plus les montants des commissions enflaient, plus les boîtes grossissaient et achetaient partis et projets de loi. À Londres, j’ai croisé un député travailliste qui m’a confié après quelques bières qu’il était « comme un taxi » : « On nous paie et nous faisons les courses et les amendements. » Il justifiait ainsi l’incroyable impunité de la City et des îles anglo-normandes dans la fabrication d’une dangereuse opacité.

Je vivais mal le silence des médias et des politiques. J’ai voulu prendre mes distances avec cette schizophrénie. J’étais fatigué. Mais les affaires m’ont rattrapé. Au début des années 2000, un type m’a filé une liste noire. Je découvrais, sidéré, un annuaire caché de la finance parallèle : 6894 comptes, dûment numérotés, ouverts dans 27 paradis fiscaux. J’étais sûr de faire un malheur avec ces révélations. J’ai écrit un bouquin, puis deux. Puis un film, un autre. Les mecs en face multipliaient les procès et voulaient ma peau. Ils étaient puissants. Ils avaient la presse avec eux. Et les politiques aussi, qui, au mieux, regardaient ailleurs. Mes copains du PS, ceux de la mission parlementaire, allaient finir par retourner leur veste. Ne pas scier la branche sur laquelle on est assis était le nouveau credo. (...)

’allais devenir un paria. J’avais compris que le pouvoir n’était pas au bout de son stylo, mais chez les conseillers en stratégie des multinationales. Le vrai pouvoir est de cacher ce qui a été révélé.

En 2011, j’ai gagné mes procès. « Enquête sérieuse, de bonne foi, servant l’intérêt général », a décidé la Cour de cassation. Je pouvais prendre ma retraite comme Clint Eastwood dans Gran Torino. J’ai gratté une dernière note pour François et son discours du Bourget. Une pige gratuite, comme un baroud d’honneur. Je me doutais qu’elle ne servirait à rien. J’ai regardé Hollande couler. J’avais envie de le secouer. Il est passé si près. La bonne nouvelle, ce fut Assange et Wikileaks. Puis sont arrivés Snowden, Swissleaks, Luxleaks et les Panama Papers. J’avais de nouveau la golden card. On vantait mon courage et ma ténacité. Open bar chez les médias repentants. Les journalistes du Consortium et des nouvelles leaks ont appris la leçon. Pour s’attaquer aux fraudeurs, ils travaillent en bande et sont organisés. Taper dans cent pays en même temps. Frapper l’opinion pour qu’ensuite elle frappe… Sauf que, bon, elle frappe avec des gants en molleton. Les affaires continuent. (...)

Fin 2017, au moment des Paradise Papers, les multinationales ont démesurément grandi. Le scénario imaginé vingt ans plus tôt est accompli. Capital Without Borders. Le pouvoir des partis politiques est nul quant à la possibilité d’intervenir sur les virements offshore. Un magnat psychopathe et endetté a été élu à la tête des États-Unis. Au Kremlin, le prince des oligarques a planqué sa fortune et bute les journalistes trop regardants. En Chine, un dictateur cupide rase gratis. L’Europe est verrouillée par l’homme à tout faire des banquiers et du Luxembourg reconnaissant. Le nouveau président français est un ex-banquier d’affaires qui place la lutte contre la fraude fiscale au même niveau que la lutte contre la fraude à la Sécu. L’optimisation est, pour lui, une manière d’aider les riches à investir ensuite dans l’économie réelle. Toujours le même insupportable baratin.

Un personnage illustre jusqu’au dégoût l’amollissement général : le commissaire européen chargé de la fiscalité. Pierre Moscovici vient de découvrir que les citoyens sont victimes de « l’inaction européenne » : « Nous ne sommes pas face à des incidents isolés, mais à des pratiques systémiques, mondiales, et organisées », vient de lâcher l’ancien lobbyiste du Cercle de l’industrie. L’ami des patrons qui défiscalisent est payé pour nous endormir. (...)

La finance offshore est l’ultime perfusion du capitalisme. On réduit les salaires, on désindustrialise, on achète les élus à coups de financement politique (7500 euros par filiale), on paupérise, on ubérise. On finit esclaves chez des geôliers high-tech : McDonald’s, Starbucks, Amazon. Nos modernes Thénardier. Plutôt que de nous révolter devant tant d’inégalités, d’interdire les transactions vers ces paradis, nous fermons les yeux. Le PSG, les écrans plats, les abonnements SFR, les iPhone X, les paris sportifs. Les somnifères. Nous sommes otages d’un système qui a réussi son entreprise de désensibilisation de masse. Nous avons peur du vide.