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Le courrier du Maghreb et de l’Orient
LIBYE – Histoire d’une involution
Article mis en ligne le 28 août 2015
dernière modification le 22 août 2015

Il n’est pas difficile de résumer l’histoire de la « révolution » libyenne, mais il faut en distinguer le récit imaginaire, inventé à l’époque par la diplomatie atlantiste et répercuté en Occident par la presse mainstream, et celui écrit, par les observateurs présents sur le terrain des événements, qui explique sans équivoque le chaos inextricable prévalant désormais sur ce territoire, lequel n’a jamais réellement abrité une « nation », dans ce « non-État » désormais complètement failli qui renoue aujourd’hui avec ses réalités sociopolitiques millénaires.

On était bien loin, en 2011, en Libye, sur le terrain, de l’image virtuelle et simplifiée, véhiculée par la plupart des médias occidentaux, celle d’une rébellion populaire renversant la dictature féroce du gouvernement de Mouammar Kadhafi.

LIBYE - Juillet-Août 2015 - Pierre PICCININ da PRATA - CartePeu après le début des événements, à l’été 2011, je m’étais rendu à Benghazi ; de là, j’avais accompagné des katiba (brigades) de combattants rebelles, au siège de Brega, d’abord, puis, suivant leur avancée, j’avais assisté à la prise de Ras-Lanouf et je les avais quittés lorsque commença l’attaque de la ville de Syrte, bastion de la famille Kadhafi. D’emblée, il m’était apparu que le soulèvement des clans tribaux auquel j’assistais n’avait rien de commun avec les révolutions tunisienne et égyptienne ; et tout indiquait que la Libye, en tant qu’État-nation (pour peu qu’elle en fût), ne pourrait pas survivre à ces bouleversements. (...)

L’effondrement des structures fragiles de cet État imaginaire s’est ainsi fait rapidement et sans étonner nullement ceux qui connaissaient l’histoire de la Libye. Un pays hérité d’un passé colonial trop récent, une terre dont la modernité n’avait pas effacé le souvenir, demeuré prégnant, des traditions tribales et des hiérarchies claniques, tous ces vieux démons auxquels sont retournés les « Libyens ». (...)

Jamais, dans toute sa longue histoire, la région que l’on appelle aujourd’hui « Libye » n’a constitué un État et, encore moins, ses habitants n’ont formé une nation, c’est-à-dire un peuple culturellement et socialement uni.

La Libye doit son nom à une peuplade semi-nomade établie aux confins du désert égyptien et à laquelle les premiers colons grecs, qui fondèrent Cyrène au VIIème siècle a.C. (dont les ruines se situent à mi-chemin entre les cités de Benghazi et de Tobrouk), empruntèrent le patronyme pour désigner la région qui, par la suite, fut plus communément appelée « Cyrénaïque ». Il ne s’agissait alors, très exactement, que de la moitié orientale de la « Libye » actuelle. (...)

Après la défaite de l’Italie dans la deuxième guerre mondiale, la Libye passe sous tutelle franco-britannique, jusqu’à ce que l’ONU achève la mise en œuvre d’un plan de développement institutionnel qui mène le pays à l’indépendance, en 1951 ; et ce sont bien les Nations unies qui forgent ce nouvel État et lui enlève son statut de colonie : contrairement à la plupart de ses voisins, la Libye ne connaît aucun mouvement nationaliste, aucune guerre de décolonisation dont les protagonistes exigeraient l’indépendance. Seule la Cyrénaïque, profitant de la tutelle britannique, proclame son indépendance, en 1949 déjà, l’émir, rentré d’exil, s’étant entendu avec le Royaume-Uni pour obtenir sa protection en échange de l’octroi de bases militaires et de positions stratégiques dans la région.

Toutefois, pour éviter un éclatement généralisé des anciennes colonies (qui, souvent, avaient regroupé artificiellement plusieurs ethnies à l’intérieur de limites tracées à la latte par les colonisateurs), l’ONU impose que les territoires qui accèdent à l’indépendance respectent les frontières coloniales ; elle s’engage dès lors dans un processus d’accompagnement de l’émancipation complète de la Libye et la dote d’une constitution qui instaure un État fédéral. Les émissaires onusiens ont bien conscience, en effet, que la Libye italienne recouvrait un assemblage de tribus et nullement une nation. Dès lors, la monarchie constitutionnelle leur apparaît comme la seule formule fédératrice possible : un monarque, une personnalité neutre, qui serait accepté par toutes les tribus et constituerait ainsi un dénominateur commun à chacune d’elles. Cette personnalité, c’est le roi Idriss Ier, l’ancien émir de Cyrénaïque, mais dont la confrérie compte des membres dans toutes les tribus (ou presque), y compris en Tripolitaine et dans le Fezzan.

La monarchie constitutionnelle, ce consensus fragile qui laissait l’ouest libyen sinon hostile, à tout le moins indifférent, ne devait cependant pas résister à la découverte de gisements pétroliers dont l’exploitation, à partir de 1959, allait attiser les convoitises et les dissensions entre tribus -et même entre clans au sein d’une même tribu-, lesquelles s’étaient montrées moins véhémentes dès lors que le pays était pauvre et n’offrait aucun butin à partager. (...)

Il ne faudra pas dix ans pour que la situation s’exacerbe à un tel point qu’un groupe de militaires, en 1969, renverse le roi, sans qu’aucune des tribus ne proteste, et s’empare du pouvoir. Ces militaires ont à leur tête un tout jeune officier, qui se promeut lui-même colonel, Mouammar Kadhafi.

Mais pas plus Kadhafi que l’ONU et son roi de papier ne parviendra à déchirer le tissu sociopolitique tribal. (...)

Le gouvernement du colonel, tout comme celui du roi Idriss, demeure un corps étranger à la réalité politique des tribus.

Mouammar Kadhafi change dès lors de méthode et se résout à gouverner en dictateur, en se jouant des rouages de la mécanique tribale -cinq ans après avoir pris les rênes du pays, le leader révolutionnaire s’est manifestement lassé de ses idéaux tiers-mondistes (du moins a-t-il pris goût au pouvoir, et son principal objectif va être de s’y maintenir) : d’une part, il amène habilement les élites tribales à lui demander des faveurs, par lesquelles il se les attache ; d’autre part, il affaiblit leur pouvoir de nuisance à l’égard du gouvernement en l’épuisant dans des conflits qui opposent les tribus entre elles, quitte à parfois générer artificiellement des frictions et, en outre, approfondir ainsi les divisions et s’assurer qu’aucune alliance de tribus ne puisse menacer son règne.

L’argent du pétrole lui permet de pérenniser cette politique d’équilibre, qu’il double d’une férocité sans concession à l’égard de la moindre velléité d’opposition, éliminant tout contestataire. (...)

Contrairement au roi Idriss, dont le modèle de gouvernement, calqué sur celui des États européens, procédait d’un centralisme en opposition avec les prérogatives des chefs tribaux, Kadhafi parvient à se faire accepter par ces derniers comme, à tout le moins, un leader capable de promouvoir au mieux les intérêts de tous. Lui manquait, pour compléter ce personnage, une dimension religieuse : de leader politique, il devient donc guide spirituel de ses peuples, un rôle qu’il matérialise par la rédaction du Livre vert, dans lequel il expose la théorie de son système politique idéal, mêlée de considérations islamiques.

La machine présente toutefois un point faible : Mouammar Kadhafi n’est pas neutre lui-même ; il appartient lui aussi à une tribu, celle des Kadhafa, centrée sur le village de Syrte, que le dictateur développe artificiellement et dote d’infrastructures monumentales. Or, les Kadhafa sont englués dans des jeux d’alliances traditionnelles orientées vers la Tripolitaine et le Fezzan. Benghazi et Tobrouk, à l’autre bout du pays, se méfient de cet état de fait et regardent avec défiance en direction de Tripoli, où s’est installé le pouvoir. C’est donc bien là-bas, tout à l’est, qu’il fallait générer la rébellion… (...)

Quatre dates suffisent à résumer l’histoire de la « révolution libyenne ».

16 février 2011 – À Benghazi, les manifestations qui avaient rassemblé quelques centaines de personnes en soutien aux familles des victimes d’Abou Salim, rejointes par les katiba de plusieurs tribus de Cyrénaïque et par des anciens combattants du GICL, se militarisent et entraînent une réponse armée du gouvernement de Tripoli.

27 février – En quelques jours, apparaît un « Conseil national de Transition » (CNT), sous la présidence de Moustafa Abdel Jalil, le ministre de la Justice de Kadhafi –lequel ministre, semble-t-il approché comme d’autres par la diplomatie française, a compris que le sens du vent venait de tourner et change de camp… Se constitue ainsi soudainement un gouvernement provisoire, prêt à chapeauter la rébellion et à prendre la direction de l’État, avec la bénédiction de Paris, Londres et Washington qui le reconnaissent dans les semaines qui suivent comme le seul gouvernement légal de Libye.

19 mars – Intervention aéronavale de la France (Opération Harmattan) –qui a obtenu du Conseil de Sécurité de l’ONU l’autorisation d’intervenir dans le cadre très stricte de protéger la population civile-, rejointe d’abord par le Royaume-Uni et l’Italie, puis par l’OTAN (le cadre strict défini par l’ONU sera rapidement débordé et l’intervention humanitaire se changera sans tarder en une opération militaire offensive en soutien à la rébellion, puis en une agression systématique à l’encontre de l’armée régulière libyenne, là où les forces rebelles stagnent ou bien ne souhaitent elles-mêmes plus progresser davantage).

20 octobre – Au terme de huit mois de guerre civile, le chef de l’État libyen, Mouammar Kadhafi, est éliminé à Syrte ; le 23 octobre, le président du CNT, Mustafa Abdel Jalil, proclame la « libération » de la Libye et la fin des combats.

La clef d’interprétation et de compréhension de ces événements est incontestablement à chercher dans le dossier des hydrocarbures. (...)

Rappelons en effet que l’ancien maître de la Libye avait drastiquement réduit les marges bénéficiaires des sociétés pétrolières qu’il tolérait dans le pays : si Mouammar Kadhafi finançait ses extravagances et ses vices nombreux à grands coups de pétro et gazo-dollars, il assurait également à chaque Libyen un revenu mensuel net d’environ cinq cents euros –une somme non-négligeable, considérée à l’aune de la moyenne salariale en Afrique du nord-, garantissait les soins de santé et le logement, l’électricité gratuite et le litre de carburant à huit centimes d’euro… Et l’État intervenait de moitié dans l’acquisition d’un véhicule automobile. Une politique d’achat de la paix sociale (et politique) qui ne faisait nullement les affaires des consortiums pétroliers, dont certains s’étaient d’ailleurs retirés de Libye, désintéressés par les manques à gagner cumulés.

Le Guide était ainsi devenu la bête noire des États clients, de la France, plus particulièrement, dont 15% des importations provenaient de Libye ; même si, par ailleurs, sous la brève ère Sarkozy, des accointances particulières ont pu lier les deux chefs d’État… (...)

dès que l’occasion s’est présentée de se débarrasser du dictateur trop peu prodigue des richesses nationales libyennes, l’entente cordiale franco-britannique a tout mis en œuvre pour atteindre cet objectif. Le ministre français des Affaires étrangères, Alain Juppé, a ainsi présenté devant le Conseil de Sécurité des Nations unies un dossier qui faisait état de la mort de six mille civils massacrés en quelques jours par le régime qui réprimait le « printemps libyen », arguant que ce crime contre l’Humanité exigeait une réponse immédiate : il fallait protéger la population libyenne d’un dictateur sanguinaire ; et c’est à l’arrachée que le Français obtint le nombre de voix suffisant pour légaliser une intervention, et ce malgré l’abstention des deux tiers de l’Humanité, à savoir de l’Inde et du Brésil, dubitatifs, mais aussi de la Russie et de la Chine (qui n’apposèrent pas leur veto ; un fait constaté mais qui n’a toujours pas reçu explication satisfaisante…).

Comme l’a très bien démontré le journaliste Julien Teil, qui remonta la filière de l’information relative à ces prétendues six mille victimes civiles et réalisa un excellent travail d’enquête, le ministre Juppé a abusé le Conseil de Sécurité ; et Human Right Watch a décompté moins de deux cents victimes de la répression, dont un certain nombre de rebelles armés. « L’info », qui avait soi-disant pour origine la Ligue des Droits de l’Homme libyenne, a en réalité été imaginée par les leaders de la rébellion, en accord avec les autorités françaises, sans que personne n’y trouvât rien à redire. (...)

L’intervention occidentale a plongé la Libye dans un chaos clanico-islamico-ethno-tribal qui ruine les espoirs de la France et de la Grande-Bretagne, qui avaient négocié de juteux contrats, respectivement, pétroliers et gaziers, et ce préalablement à la chute du tyran déjà, mais que ne parviennent pas à honorer le(s) gouvernement(s) « démocratique(s) », incapable(s) de contrôler le territoire « national » aux mains des caïds de tous poils, qui se sont taillé un peu partout des chefferies inexpugnables…

Sans parler de l’expansion d’al-Qaeda au Maghreb islamique (AQMI) et, surtout, de l’État islamique, qui ont mis à profit le bourbier libyen comme base d’action pour tisser un vaste réseau étendu au Mali, au Niger et au Nigéria, mais aussi à l’Algérie et à la Tunisie… (...)

Ainsi, s’il est vrai que, au début des événements, les 16-17 février 2011 et durant les jours qui ont suivi, on a pu voir l’émergence d’éléments constitutifs d’une forme de proto-société civile s’exprimant au sein de manifestations hostiles au colonel Kadhafi, ces mouvements sont néanmoins restés très limités et ont rapidement servi de prétexte aux soulèvements de chefs de clans. De même, croyant leur heure arrivée, plusieurs mastodontes du régime ont mordu la main de leur ancien maître et ont pris le contrôle d’une partie de la rébellion.

Qui étaient-ils donc, ces rebelles que l’Occident, la France en tête, a pris le parti de financer, d’armer, d’appuyer par un soutien logistique et militaire inconditionnel, bien au-delà du mandat onusien qui appelait à la protection des populations civiles, mais en aucun cas au renversement du chef de cet État pétrolier ?

Qui sont les leaders de cette insurrection qui s’est opposée au gouvernement de Mouammar Kadhafi et l’accusait d’avoir massacré sa propre population ? Quels furent leurs objectifs et quelle en était la légitimité ?

Comment faut-il qualifier ce conflit que la diplomatie occidentale a défini comme un soulèvement de « civils désarmés », alors qu’il s’est pourtant rapidement révélé sous les traits d’une guerre franche ?

Guerre tribale ? Guerre des clans ? Guerre des chefs ? Guerre de succession au trône ? Guerre civile ? Ou bien guerre du gaz et du pétrole ? Ou, plus exactement, tout cela dans le même temps… (...)

Mais qui, à présent, parviendra à remettre au pas tous ces chefs de guerre, qui se sont surarmés à l’occasion du pillage des casernes et se sont organisés pour garder le contrôle de leur territoire en renforçant leurs milices ? Qui saura restaurer « l’unité de l’État libyen », sa souveraineté, et en maîtriser les ressources ? (...)

Soutenu par les alliés britanniques et états-uniens, le coup de poker mal inspiré et joué trop rapidement par Nicolas Sarkozy a mené la Libye dans la guerre civile sur la voie de l’État failli, de la « somalisation »…

D’autres États sont aussi intervenus, en fonction d’intérêts divers, et ont rendu la situation plus complexe encore : tandis que le Tchad et le Nigéria ont soutenu Tripoli en lui envoyant mercenaires et armement, de même que l’Algérie, qui a ravitaillé le Fezzan voisin en carburant et en eau, le Qatar expédiait des chars d’assaut aux rebelles…

Mais certains gouvernements se sont beaucoup plus gaillardement engagés aux côtés des franco-britannico-états-uniens dans l’opération baptisée « Unified Protector » par les propagandistes atlantistes, sans trop savoir dans quoi ils mettaient les pieds (en réalité, seulement six des vingt-huit États membres de l’OTAN participèrent effectivement aux opérations ; l’Allemagne, par exemple, s’y était catégoriquement opposée, retirant même sa flotte de Méditerranée pour éviter d’être obligée de participer à quelque intervention). (...)