
Le coup d’État au Niger, après les putschs au Mali, en Guinée et au Burkina Faso, affaiblit encore plus les positions de Paris dans la région. Et relance le débat sur les liens de la France avec ses anciennes colonies de l’Afrique de l’Ouest. Entretien avec le journaliste et écrivain sénégalais Elgas, auteur du livre « Les Bons ressentiments, essai sur le malaise post-colonial ».
(...) question lancinante et controversée de la Françafrique, cet « empire qui ne veut pas mourir », pour reprendre le titre du livre publié en octobre 2021 – dont une édition de poche sort le 18 août. Dans Le Monde, le philosophe et historien Achille Mbembe, qui avait accepté d’endosser le rôle d’ambassadeur de la politique africaine d’Emmanuel Macron (lire la série publiée sur le site Afrique XXI, partenaire de Mediapart), juge que dans le tournant historique en cours, la France « n’est plus qu’un acteur secondaire ». « Non pas parce qu’elle aurait été évincée par la Russie ou par la Chine, épouvantails que savent bien agiter ses ennemis et pourfendeurs locaux dans le but de mieux la rançonner, mais parce que, dans un mouvement inédit et périlleux d’autorecentrage, dont beaucoup peinent à prendre toute la mesure, l’Afrique est entrée dans un autre cycle historique », écrit-il. (...)
Pour tenter de saisir ce nouveau cycle historique, Mediapart a sollicité différent·es voix. Nous commençons ces entretiens avec Elgas, journaliste, écrivain et docteur en sociologie (...)
Mediapart : Quelle réflexion vous inspire la situation actuelle au Niger ?
Elgas : Sur la question du Niger, j’ai toujours considéré que les problèmes africains étaient des problèmes africains et les problèmes français, des problèmes français. Il se trouve que par le biais du fatal passif colonial, qui perdure en toutes circonstances, on a tendance à un peu mélanger tous les agendas, pour en arriver à toujours attribuer à la France un rôle central et surévalué.
Il y a deux choses à observer, me semble-t-il. Tout d’abord une donnée beaucoup plus structurelle : la matrice intellectuelle très fédératrice à l’échelle du continent a toujours été l’anticolonialisme. (...)
Depuis la période des indépendances, qu’il s’agisse des chapelles universitaires, du personnel politique, des jeunesses militantes qui étaient en pleine éclosion et en plein désir de souveraineté, rejeter la présence de la France et la pensée néocoloniale a toujours eu une grande vitalité. Cela a drainé beaucoup d’énergie, et n’a pas vocation à changer. C’est un pilier intellectuel inamovible et savamment entretenu. Tout le crédit intellectuel de cette mouvance qui a produit les grandes figures de la décolonisation, qu’on les appelle afrocentristes ou panafricaines, va perdurer, car les populations, surtout les jeunes, s’y identifient. C’est pourquoi des personnalités charismatiques victimes de la colonisation comme Thomas Sankara ou Patrice Lumumba, sont encore des boussoles pour beaucoup de générations, même celles qui ne les ont pas connues. Le rejet de l’Occident et de la France est donc structurant.
L’autre aspect est plus conjoncturel : les faillites successives des États africains. La parole de la décolonisation, une fois portée au pouvoir, a été trahie. C’est cet aspect-là qu’on n’arrive pas tout à fait à mesurer, pour situer les responsabilités locales, tant il est mêlé à nombre d’autres problèmes, en particulier locaux : les dysfonctionnements tristement habituels d’accès à l’eau, à la santé, à l’éducation, mais aussi la corruption, la mal-gouvernance. Ce sont des problèmes qui ne sont pas imputables à une quelconque présence française ou occidentale sur le terrain, qu’elle soit militaire ou autre. C’est dans ce cas de figure que la France devient pour beaucoup l’exutoire tout trouvé, la parade commode à des défaillances locales. (...)
Mais il y a aussi un effet de contexte. Celui dans lequel nous nous trouvons est mondial, il ne s’agit pas seulement de questions africaines. Les foyers du nihilisme, du raidissement et de la montée des identités se trouvent en partie en Occident. Cela déborde sur le continent africain, sous les agissements d’un ogre géopolitique revanchard, à savoir la Russie. Sur l’économie hélas prospère des coups d’État, il faut noter qu’ils ne sont jamais disqualifiés de façon farouche par la parole intellectuelle, parce qu’on y voit des modalités comme d’autres de transition du pouvoir. Les démocraties étant considérées comme bancales, importées sous la logique de l’injonction occidentale et ne suscitant jamais une adhésion massive, quitus est inconsciemment donné à leurs détracteurs. (...)
On se trouve par conséquent dans un territoire très vaste où les explications simplistes consistent à accuser la France, devenue un bouc émissaire trop pratique. Tous les régimes en perte de puissance savent qu’ils ont là, à l’échelle du continent, un élément fédérateur. C’est une forme de recette facile. Dans les récits des putschistes, assez opportunément, on en vient à critiquer la France. Et puis, dernier aspect, la locomotive du rejet de la France est sa présence militaire historique. Il existe des passifs : l’Algérie d’abord, puis le Rwanda en 1994, plus récemment le Mali. Cet interventionnisme a raidi les populations locales, et fournit une légitimité inespérée à nombre d’acteurs anti-français.
Macron s’était engagé à changer la relation avec le continent africain, a-t-il failli ?
Chez Macron, comme toujours, il y a le ministère des discours et le ministère des faits. Il a eu des intentions louables, mais il a commis une série de maladresses, dans le discours, le ton, la manière de faire… Et puis surtout, il y a cette vieille idée française qui n’est pas imputable qu’à Macron, qu’on retrouve dans toute la scène politique française, c’est de considérer que la France doit avoir une « politique africaine ». (...)
De ce côté-là, il y a un problème dans la conception d’une forme d’ascendance dont l’inconscient est parfaitement colonial, et dont on a du mal à se départir. (...)
La France est logée à la même enseigne que tous les autres pays qui traitent avec le continent, qu’il s’agisse des États-Unis, de la Chine, de la Turquie ou de la Russie. D’autant que le continent devient de plus en plus attractif pour la prédation de forces qui n’ont, pour le coup, aucun scrupules. Je pense que cet aspect est important. (...)
C’est l’auto-centrisme français qui considère que tous les problèmes africains, d’une certaine manière, ont à voir avec la colonisation et avec la France. Et ça, pour le coup, on peut le voir du côté gauche de la politique française, où existe une forme d’empathie trop marquée qui tant à infantiliser le continent. J’appelle ça le « maternalisme » pour faire justement le parallèle avec le paternalisme. Chacun doit pouvoir faire évoluer son regard, son discours et exhumer les cadavres qu’il a dans son propre placard.
Vous plaidez pour une révolution intellectuelle aussi bien à droite qu’à gauche, comment peut-elle se faire ? (...)
La France peut changer tout ce qu’elle veut, tant que les États seront des États faillis, des États avec des défectuosités de façon structurelle, des États qui n’ont pas de voix, ni légitimité, qui à l’intérieur de leur pays sont contestés, la France peut faire ce qu’elle veut, elle ne résoudra jamais les problèmes africains. Ce n’est pas sa vocation. (...)
il faut aussi montrer les paresses d’une certaine pensée décoloniale qui abdique parfois une certaine forme de rigueur pour seulement accabler l’Occident, quel que soit le problème sur le continent, comme si on était en Afrique des acteurs passifs de l’histoire. C’est pourquoi beaucoup de jeunesses africaines biberonées a cette idée sont persuadées, dans un mélange de bonne volonté, d’euphorie, d’ignorance, que tout ce qui se passe sur leur continent et dans leurs pays est un complot ourdi depuis l’extérieur. Ils en sont convaincus. (...)
Le problème est que c’est bien souvent devenu un réflexe accusatoire déresponsabilisant (...)
La crise au Niger ne semble pas susciter en France une remise en cause de toutes ces postures que vous dénoncez...
Malheureusement. Toutes les chapelles se raidissent et se renvoient la balle. (...)
Récemment, on a expliqué qu’il y aurait une ruée africaine en Europe, que cette démographie folle africaine avait vocation à se déverser sur le vieux continent, ce qui a suscité beaucoup de fantasmes, et constitué l’argument de choix servi par toutes les droites populistes en Europe pour gagner des suffrages, qu’il s’agisse de l’AfD [le parti d’extrême droite allemand – ndlr], de Georgia Meloni en Italie, d’Orban en Hongrie ou bien du Danemark. Je pense qu’on est dans quelque chose d’assez classique à droite, c’est-à-dire le repli, avec la question de la migration et l’obsession de l’islam.
Mais la gauche a aussi du mal à considérer les immigrés comme une diversité souveraine et non homogène, au sein de laquelle il y a aussi des rapports de classe, de domination, d’inégalité qui sont issus des féodalités africaines. Somme toute, elle peine à admettre que l’immigration n’est pas uniquement une immigration de misère, parce que ceux qui partent ne sont pas les plus pauvres. (...)
On a une difficulté, voire une incapacité à avoir ce que j’appelle une forme d’indifférence bienveillante vis-à-vis de l’Afrique.