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Mediapart
« La Russie ne peut vivre sans acquérir de nouveaux territoires »
#russie #guerreenukraine #moldavie #georgie
Article mis en ligne le 14 mars 2023

Entretien avec le politiste Thorniké Gordadzé, professeur à Sciences Po. Il revient sur les troubles en cours en Moldavie et en Géorgie, où le Kremlin est aux aguets. Et il analyse l’impensé impérial russe, tout comme le bricolage idéologique de Poutine.

Dimanche 12 mars 2023, la police moldave annonçait avoir arrêté les membres d’un réseau « orchestré par Moscou » en vue de déstabiliser cette ancienne république soviétique et de faire chuter le gouvernement de Chisinau, hostile au Kremlin, en fomentant des manifestations, voire un coup d’État.

Le 7 mars 2023, le Parlement géorgien adoptait en première lecture un texte de loi calqué sur ce qui est en vigueur dans la Russie de Vladimir Poutine : obliger à s’enregistrer comme « agents de l’étranger » les organisations non gouvernementales et les médias financés à plus de 20 % par des capitaux extérieurs.

Le 9 mars, après d’intenses manifestations devant le Parlement à Tbilissi, ce projet était abandonné. (...)

La Russie considère que ces manifestations de la capitale géorgienne sont une résurgence de celles intervenues à Kyiv en 2004-2005 (la « révolution orange »), dans lesquelles Moscou a toujours voulu distinguer la main de Washington. Le Kremlin crie donc à la « tentative de coup d’État occidental ». Tout en menaçant la Géorgie, lui conseillant de « réfléchir à deux fois » si elle ne veut pas subir le sort actuel de l’Ukraine. (...)

Mediapart : Le Kremlin tente-t-il d’élargir le conflit en jouant ses dernières cartes régionales en Moldavie et en Géorgie ?

Thorniké Gordadzé : Ces deux pays, indépendants, doivent toutefois subir, sur leur sol, des enclaves séparatistes voulues par Moscou et grosses de possibles menaces : la Transnistrie en Moldavie, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud (soient 20 % du territoire) en Géorgie. (...)

La Moldavie se retrouve aujourd’hui dans une situation très épineuse. Se chauffer en plein hiver est difficile, cher et jamais garanti. L’inflation dépasse 40 %. La population est à bout et travaillée par des partis favorables au Kremlin, financés par des oligarques. Ils attisent le mécontentement et la contestation. La Russie a donc les moyens de déstabiliser la Moldavie en usant d’un tel levier, ce dont le Kremlin ne se prive pas en ce moment. (...)

En Géorgie, nous avions un gouvernement jusqu’à récemment prudemment pro-Poutine, ce qui constitue un paradoxe dans cette ancienne république soviétique la plus favorable à l’Occident – outre les trois États baltes.

Toutefois, la Géorgie connaît une étrange gouvernance informelle : un oligarque lié à la Russie – où il fit fortune –, Bidzina Ivanichvili, n’occupe aucune fonction officielle mais le gouvernement et la majorité parlementaire sont littéralement ses employés. (...)

Le forcing pour imposer à Tbilissi une loi siamoise de la législation russe sur les « agents de l’étranger » a provoqué une réaction civique assez extraordinaire. Les manifestations de rue, devant le Parlement, ont contraint celui-ci à retirer la loi qu’il s’apprêtait à promulguer. Mais Poutine et son obligé géorgien n’ont sans doute pas dit leur dernier mot…

Y voyez-vous les derniers feux de l’impensé impérial russe ?

Moscou a été et demeure toujours un empire. Un empire qui s’ignore, ou du moins qui refuse d’être considéré comme tel. (...)

Y a-t-il un point commun entre les cosaques russes et les trappeurs américains dans leurs actes génocidaires ?

La comparaison est possible. Mais les colons américains ont massacré des peuples premiers sans anéantir des États constitués comme le firent les Russes à Kazan, en Astrakhan, ou quand ils soumirent le royaume de Géorgie, plus ancien que la Moscovie.

D’autre part, les Américains ne s’appuyaient pas sur une religion d’État comme l’orthodoxie en Russie, et ne procédaient pas à une classification raciale et religieuse des nations assujetties, contrairement au pouvoir russe.

Y a-t-il un point commun entre l’impérialisme russe et le colonialisme européen ?

On relit l’histoire russe et soviétique à travers le prisme des empires coloniaux depuis quelques années. Ce peut être intéressant, mais il faut noter que la Russie n’a jamais existé en tant qu’État-nation avant de passer à l’action coloniale. Et ce, contrairement à la France, au Royaume-Uni, aux Pays-Bas, etc., qui s’avéraient déjà des nations constituées avant d’imposer leur domination aux peuples colonisés. (...)

la Russie, toujours prête à repousser ses frontières, ne peut vivre sans acquérir de nouveaux territoires. L’appropriation et donc la guerre sont inhérentes à son histoire, sous le tsar comme du temps de l’URSS.

Celle-ci n’a jamais cessé de guerroyer, de sa naissance à sa chute, pendant les soixante-douze ans de son existence (...)

Quel était le fondement de cette idée impériale russe ?

L’Empire privilégiait le pragmatisme et tablait sur la loyauté, tout en ayant effectivement besoin d’une idée motrice. La religion orthodoxe a été ce levier. (...)

L’URSS a introduit un nouveau messianisme avec le communisme. Puis Poutine est venu bricoler une idéologie ultraconservatrice et agressivement réactionnaire (...)

L’Occident craignait par-dessus tout l’instabilité et la prolifération nucléaire, alors que la désagrégation de l’ex-URSS allait bon train. En conséquence, le FMI et la Banque mondiale ont déversé des milliards pour aider Moscou – il est à noter que cet argent a servi indirectement à financer la guerre en Tchétchénie.

Et le G7 est devenu G8 pour accueillir la Russie, pays de 145 millions d’habitants dont le PIB était équivalent de celui des Pays-Bas comptant une population de 15 millions.

Qu’aurait voulu de plus Vladimir Poutine, à partir de sa prise de pouvoir en 1999 ?

Que Washington accepte de parler d’égal à égal avec Moscou, pour continuer de se partager le monde. C’est ainsi que Poutine a téléphoné à George Bush fils dès les attentats du 11 septembre 2001, afin de lui apporter son soutien face au terrorisme – avec une arrière-pensée : que le président américain soutienne sa propre prétendue lutte contre le terrorisme en Tchétchénie.

Poutine méprise l’Europe, qu’il considère comme un ventre mou au service des Américains. (...)

Son but, quand il évoque une « architecture de sécurité en Europe », consiste à se partager le Vieux Continent avec Washington sans tenir compte des capitales européennes. À la veille de l’invasion de l’Ukraine, le Kremlin a clairement réclamé un retour de l’Otan aux frontières de 1997. C’était cela ou la guerre… (...)

Si Vladimir Poutine venait à perdre cette guerre qu’il a déclenchée, qu’adviendrait-il ?

Les forces centrifuges prendraient le dessus en Moldavie, en Géorgie, au Kazakhstan, en Arménie, sans parler de la Biélorussie. Tout peut aller très vite et l’Occident doit s’y préparer au lieu de ménager Poutine par peur d’une désintégration.

Le club des dictateurs, pour sa part, est composé d’hommes loin d’être des humanistes hésitants : ils sont impitoyables et prêts à achever celui qui s’est affaibli en commettant une erreur. (...)

Il faut donc se préparer à de possibles tectoniques des plaques géopolitiques. Je ne crois pas à la victoire de la démocratie, sauf si la Russie devait éclater en différentes entités. La partie occidentale du pays, nantie d’une classe moyenne et d’un niveau de vie suffisamment élevé, pourrait alors tirer son épingle du jeu.

Mais tout cela reste très hypothétique. Ce qui est sûr, c’est que les objectifs militaires de Poutine ne sont et ne seront plus atteignables. Et que l’emploi, très peu probable selon moi, de l’arme nucléaire ne ferait, de toute façon, que précipiter la chute du clan du Kremlin ayant cédé à la tentation d’appuyer sur le bouton…