Abolir les prisons, la police, et même le système pénal : l’idée est débattue parmi les mouvements d’émancipation. Mais, dans ce cas, comment rendre justice ou protéger les femmes de leurs agresseurs sexuels ? Réponse avec Gwenola Ricordeau, sociologue, professeure en justice criminelle en Californie et autrice du livre "Pour elles toutes. Femmes contre la prison".
Gwenola Ricordeau [1] : Ces positions sont plus que « conciliables ». Mon travail propose une analyse féministe du système pénal et de ce que celui-ci fait aux femmes. Cela permet de faire plusieurs constats. Tout d’abord, les personnes détenues sont pour l’essentiel des hommes, mais la vie des femmes de leur entourage, mère, sœur, compagne, fille, est souvent affectée par cette incarcération, notamment à travers les diverses formes de travail domestique qui sont attendues d’elles et qui incluent le soutien moral, à travers les visites, le courrier, etc. Par ailleurs, quand on regarde qui sont les femmes qui sont en prison, on note qu’elles partagent de nombreuses caractéristiques avec les hommes détenus : elles sont en grande partie d’origine populaire et issues de l’histoire de la colonisation et des migrations. Mais les femmes détenues ont aussi des particularités. Une très grande proportion d’entre-elles ont été victimes de violences sexuelles. Ces violences ont façonné leur parcours de vie, leur isolement social ou leur parcours délictuel.
Et lorsqu’on examine la protection que les femmes peuvent attendre du système pénal, on ne peut que constater un échec flagrant. L’enjeu de mon livre est donc de questionner les courants majoritaires du féminisme qui entendent s’appuyer sur le système pénal pour demander davantage de condamnations et des peines plus lourdes pour les hommes auteurs de violences sexuelles. (...)
Des décennies de durcissement des politiques pénales contre les violences sexuelles pour arriver à 94 000 femmes majeures qui déclarent, chaque année, avoir été victimes de viol ou de tentative de viol [en France]. Plus de 550 000 victimes d’agressions sexuelles chaque année ! J’appelle cela un échec flagrant. Je ne vois pas bien comment on pourrait encore essayer de nous faire croire que ce genre de politique finira par marcher.
À cela s’ajoute le désastre qu’est la manière dont sont traitées la plupart des victimes, depuis le dépôt de plainte jusqu’à l’éventuel procès. Ce que permet aujourd’hui l’incarcération de certains auteurs de violences sexuelles, c’est la garantie qu’ils ne commettront pas d’agressions sexuelles pendant leur peine – et encore, on fait là un peu vite abstraction des violences sexuelles commises en prison - et le sentiment que tous les crimes ne restent pas impunis. C’est, à mon sens, un lot de consolation bien maigre au regard du crime de masse que sont les violences sexuelles. (...)
on peut faire plusieurs remarques. Tout d’abord, la Justice n’est pas toujours juste… Selon les origines sociales et ethniques ou le sexe, les risques d’être poursuivi, condamné ou incarcéré ne sont pas les mêmes. Les victimes ne sont pas non plus égales face au système pénal : selon l’auteur des faits et leurs propres caractéristiques, les victimes n’ont pas toutes les mêmes chances d’obtenir une condamnation des faits.
Il faut rappeler que le système pénal n’a connaissance que d’une petite partie des comportements problématiques et des transgressions sociales. Pour deux raisons. Tout d’abord, par définition, le système judiciaire ne s’intéresse qu’aux faits qui sont définis comme des « délits » ou des « crimes ». Ensuite, nous choisissons souvent de ne pas faire intervenir le système pénal dans nos différents ou lorsque nous subissons un tort.
La justice qui est rendue par le système pénal est essentiellement punitive et rétributive, dans le sens où elle repose sur l’identification d’un coupable et le prononcé d’une peine qui constituerait une forme d’équivalence – de « rétribution » – du tort fait à la victime. Mais il y a d’autres conceptions de la justice, en particulier des conceptions non-punitives, comme la justice réparatrice ou la justice transformative. (...)
Les pratiques de justice transformative qui se sont développées à partir de l’an 2000 en Amérique du Nord partent d’une critique de la justice telle qu’elle est rendue par le système pénal. Elles ont d’abord été essentiellement pensées et expérimentées dans des communautés, au sein de milieux radicaux états-uniens, qui, de fait, ne pouvaient pas espérer la « justice » du système pénal.
C’est donc parmi les minorités ethniques et les communautés queer que se sont développées ces pratiques, en particulier pour répondre au besoin de justice quant aux violences faites aux femmes. (...)
La justice pénale désigne et condamne un auteur, la justice transformative part des besoins de la victime - sécurité, vérité… - elle confronte un agresseur et travaille à son implication dans une démarche individuelle et collective de réparation et de transformation. Et elle contribue à des changements collectifs de valeurs et de manières de faire. (...)
Vous parlez dans votre livre de « populisme pénal », que cela signifie-t-il ?
L’expression de « populisme pénal » est utilisée depuis le début des années 2000 dans le monde anglophone. Elle désigne la manière dont les politiques pénales, en s’appuyant sur la montée des mouvements de victimes et des sentiments réactionnaires, se servent du besoin de sécurité des populations pour justifier des politiques de plus en plus répressives et sans réel effet sur le nombre de délits et de crimes.
Lorsqu’on analyse les politiques pénales, on observe que ces dernières décennies, en France comme dans la plupart des pays occidentaux, les femmes ont servi à justifier des politiques de plus en plus punitives. La cause des femmes sert de prétexte à la création de nouvelles catégories de crimes et de délits, à l’allongement des peines, mais aussi à des innovations pénales, comme le bracelet électronique, les prélèvements systématiques d’ADN. (...)
Bref, il ne faut pas se contenter de regarder ce que les politiques pénales prétendent faire – protéger les femmes – mais analyser quelles sont leurs effets sur les femmes et notamment sur les violences faites aux femmes.
Pensez-vous qu’une partie du féminisme s’est désintéressée du sort des femmes en prison et de celles qui ont un proche en prison ?
Les courants dominants du féminisme évoquent rarement les femmes détenues. Pourtant, les femmes détenues sont aussi confrontées au patriarcat et celui-ci façonne leur vie de bien des manières. Beaucoup de femmes incarcérées ont été victimes de violences sexuelles : rien que cela devrait suffire à attirer l’attention de ces courants dominants du féminisme. (...)
Aujourd’hui, le recours à la police et au système pénal est souvent présenté comme une évidence pour lutter contre les violences sexuelles. Or, il s’agit d’un système profondément raciste et qui touche de manière disproportionnée les classes populaires. On ne peut pas faire passer le recours a la police comme un moyen d’émancipation collective.