
En pleine politique d’expulsion des bidonvilles, de privatisation des terres collectives, de prédation foncière dans les vieux centres urbains, le Forum Mondial des Droits de l’Homme qui se tiendra à Marrakech du 27 au 30 novembre 2014 prévoit une thématique : Ville et Droits de l’Homme. Une belle ironie, lorsque l’on sait que les principaux intéressés par ce thème ne sont pas conviés à l’événement. Et puisque personne ne leur donnera la parole, j’essaierai de retranscrire – le plus fidèlement possible – une année de recherche personnelle sur ces questions.
Nous sommes en février 2014, un rassemblement de femmes borde chaque jour la bretelle d’autoroute de Rabat. Juxtaposé à leur banderole, nous pouvons voir la photo du Roi qui conclut leur revendication : « les habitants du Douar Ouled Dlim, serviteurs de la monarchie, au titre foncier numéro R22747, demandent une intervention royale contre le prédateur immobilier qu’est l’entreprise Société d’Aménagement Ryad qui a mis à la rue les ayants droits du douar et les obligent aujourd’hui à vivre dans des campements de fortune ». (...)
Ces femmes – et leurs hommes qui restent à l’arrière, espérant que la répression sera moins féroce envers les femmes – racontent au premier venu le calvaire de leurs expulsions.
Nous sommes le 06 février 2014, les forces de l’ordre interviennent au petit matin. Équipés de pelleteuses, de matraques et de fourgonnettes, ils embarquent toute personne ne laissant pas les pelleteuses arracher tout ce qui fonde la mémoire de la tribu Guich : maisons – arbres fruitiers – écuries – pépinières – échoppes de légumes. Ce 06 février 2014, les habitants du Douar Ouled Dlim le décrivent comme un jour de guerre. En faisant l’analogie avec les politiques de colonisation en Palestine, il arrive souvent que ces oubliés du processus démocratique amorcé publiquement par le Maroc en 2011, jettent leurs cartes d’identités en répétant : « nous sommes des marocains, sans patrie (…) ils auraient mieux fait de nous jeter à la mer, car nous n’avons plus où aller ». (...)
Ce jour là, plus de 36 logements ont été détruits par la force, laissant les habitants du Douar Ouled Dlim sans ressource. À ce jour, ils vivent dans des campements de fortune, faits de bâches en plastique maintenues par quelques morceaux de bois et de tôles amassés ici ou là. Les forces de l’ordre ont entouré leurs terres – aujourd’hui vendues à la Société d’Aménagement Ryad – par des panneaux de tôle. Enfermés dans une prison à ciel ouvert, les habitants sont surveillés par les chiens du service de sécurité mis en place pour les empêcher de reconstruire. Parallèlement, au mois de mars, les forces de l’ordre sont intervenues au Douar Drabka, également situé à Guich Loudaya, pour procéder à la destruction des pépinières et des échoppes commerciales dans lesquelles les habitants vendaient légumes et fruits issus de leurs cultures.
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Créer par la destruction : la face cachée des politiques publiques en matière de lutte contre les bidonvilles et le logement insalubre
Chaque jour des bidonvillois voient leurs baraquements détruits. Chaque jour, des milliers de familles se réveillent dans la peur d’être expulsées. Lorsque l’on parle de lutte contre l’informel, les bidonvilles, le logement insalubre, il faut comprendre de quelle manière ces termes se matérialisent pour les personnes visées par ces politiques publiques. Loin des protocoles d’accords qui font l’éloge du participatif, les formes d’habitats qui ne rentrent pas dans le marché formel de la spéculation immobilière sont détruits par la force. Les hommes emprisonnés, les femmes et les enfants tabassés. (...)
Une démocratie sans peuple
Les exclus du procès de modernité symbolisent l’échec de la démocratie, car il ne peut y avoir de démocratie sans pluralisme. Or le pluralisme ne peut se réduire à une multiplication des partis politiques, ou à une multiplication d’acteurs associatifs. Un pluralisme authentique doit se traduire matériellement dans la reconnaissance de toutes les formes d’existences. Or aujourd’hui, au Maroc, non seulement nous sommes loin de reconnaître un « droit à la ville pour tous » mais nous sommes en train d’assister à la destruction du visage réel des villes et des campagnes au nom d’une injonction à l’urbain. (...)
Ce mécanisme d’exclusion a laissé sur le banc de touche des milliers de marocains qui – pour reprendre les termes d’un habitants du douar ouled dlim – se sentent « violés, colonisés », en bref, sans droit d’exister.
« Des marocains sans patrie » voilà peut être comment les « expulsés » auraient voulu intituler leurs interventions s’ils avaient été conviés au Forum Mondial des Droits de l’Homme.