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« La dette publique est une blague ! La vraie dette est celle du capital naturel »
Article mis en ligne le 7 juin 2015
dernière modification le 2 juin 2015

Alors que le chômage atteint un record, montrant l’inanité de la politique néo-libérale, l’économiste Thomas Piketty rappelle que l’inégalité est au coeur du malaise actuel. Il pourfend les croissancistes. Et appelle à une refonte de la pensée économique pour prendre en compte « le capital naturel ».

Thomas Piketty - Mon travail déconstruit la vision idéologique selon laquelle la croissance permettrait spontanément le recul des inégalités. Le point de départ de cette recherche est d’avoir étendu à une échelle inédite la collecte de données historiques des revenus et les patrimoines. Au XIXe siècle, les économistes mettaient beaucoup plus l’accent sur la distribution des revenus que cela n’a été le cas à partir du milieu de XXe siècle. Mais au XIXe siècle, il y avait très peu de données. Et jusqu’à récemment, ce travail n’avait pas été mené de manière systématique, comme on l’a fait, sur plusieurs dizaines de pays sur plus d’un siècle. Cela change beaucoup la perspective.

Dans les années 1950 et 1960 dominait une vision très optimiste, formulée notamment par l’économiste Kuznets, selon laquelle, une réduction spontanée des inégalités s’opérait dans les phases avancées du développement industriel. Kuznets avait en effet constaté dans les années 1950 une réduction par rapport aux années 1910. C’était en fait lié à la Première guerre mondiale et à la crise des années 1930. Kuznets en était conscient. Mais dans l’ambiance de la guerre froide, il y avait besoin de trouver des conclusions optimistes pour expliquer – en particulier aux pays en développement : « Ne devenez pas communistes ! La croissance et la réduction des inégalités vont la main dans la main, il suffit d’attendre. »

Or, aux Etats-Unis et dans les pays développés, les inégalités sont revenus aujourd’hui à des niveaux très élevés, équivalents à ceux que Kuznets avait mesurés dans les années 1910. Mon travail décompose ces évolutions, avec comme thème central le fait qu’il n’y a pas de loi économique inexorable conduisant, soit à la réduction des inégalités, soit à leur diminution. Il y a un siècle, les pays européens étaient plus inégalitaires que les Etats-Unis. Aujourd’hui c’est le contraire. Il n’y a pas de déterminisme économique. (...)

Il peut se produire une remise en cause générale de notre pacte social, si beaucoup de membres de la classe moyenne patrimoniale ont l’impression de perdre, alors que les plus riches parviennent à s’extraire des mécanismes de solidarité. Le risque est que des groupes de plus en plus larges finissent par se tourner vers des solutions plus égoïstes, de repli national, à défaut de pouvoir faire payer les plus riches. Une des évolutions les plus inquiétantes est ce besoin qu’ont les sociétés modernes à donner du sens aux inégalités d’une façon insensée en essayant de…

… de légitimer

… de justifier l’héritage ou la captation de rentes, ou le pouvoir, tout simplement. Quand les dirigeants d’entreprise se servent dix millions d’euros par an, ils le justifient au nom de leur productivité. Les gagnants expliquent aux perdants que tout cela est dans l’intérêt général. Sauf qu’on a bien du mal à trouver la moindre preuve que cela sert à quelque chose de payer les chefs d’entreprise dix millions d’euros plutôt qu’un million.

Aujourd’hui, le discours de stigmatisation des perdants du système est beaucoup plus violent qu’il y a un siècle. (...)

on peut craindre en Europe le retour à des égoïsmes nationaux. Quand on n’arrive pas à résoudre les problèmes sociaux de façon apaisée, il est tentant de trouver des coupables ailleurs : les travailleurs immigrés des autres pays, les Grecs paresseux, etc. (...)

Il faut s’habituer à une croissance structurellement lente. Même se maintenir à 1 ou 2 % par an suppose d’inventer des sources d’énergie qui, pour l’instant, n’existent pas. (...)

1,6 % de croissance par an pendant ces trois siècles a permis de multiplier par dix la population et le niveau de vie moyen, parce que, quand cela se cumule, c’est en fait une immense croissance. Et la population mondiale est passée de 600 millions en 1700 à 7 milliards aujourd’hui.

Pourrions-nous être plus de 70 milliards dans trois siècles ? Il n’est pas sûr que ce soit souhaitable ni possible. Quant au niveau de vie, une multiplication par dix est une abstraction.

La révolution industrielle au XIXe siècle a fait passer le taux de croissance qui était très proche de 0 % dans les sociétés agraires pré-industrielles à 1 ou 2 % par an. Cela est extrêmement rapide. Et c’est uniquement dans les phases de reconstruction après des guerres ou de rattrapage accéléré d’un pays sur d’autres que l’on a 5 % par an ou davantage. (...)

Le discours consistant à dire que sans retour à 4 ou 5 % par an de croissance, il n’y a pas de bonheur possible est absurde, au regard de l’histoire de la croissance. (...)

Pour moi, 1 ou 2 %, c’est une croissance forte ! Sur une génération, c’est une très, très forte croissance !

Sur trente ans, une croissance d’1 %ou de 1,5 % par an signifie une augmentation d’un tiers ou de la moitié de l’activité économique à chaque génération. C’est un rythme de renouvellement de la société extrêmement rapide. Pour que chacun trouve sa place dans une société qui se renouvelle à ce rythme, il faut un appareil d’éducation, de qualification, d’accès au marché du travail extrêmement élaboré. Cela n’a rien à voir avec une société pré-industrielle où, d’une génération sur l’autre, la société se reproduit de façon pratiquement identique.

Mais à l’inverse, l’idée qu’aucune croissance n’est possible me semble également dangereuse. C’est un processus qui, reproduit sur plusieurs générations, est assez effrayant, il n’y a plus d’humanité.

Cette possibilité de croissance démographique ramenée à zéro ou à des niveaux négatifs redonne de l’importance au patrimoine accumulé. Cela nous remet dans une société des héritiers que la France a connu avec acuité au XIXe siècle du fait de la stagnation de la population. (...)

Mieux comptabiliser le capital naturel est un enjeu central. La dégradation du capital naturel est un risque autrement plus sérieux que tout le reste. Cela est la véritable dette. La ‘dette publique’ dont on nous rabâche les oreilles est une blague ! C’est un pur jeu d’écriture : une partie de la population paye des impôts pour rembourser les intérêts à une autre partie de la population. Mais on n’est pas endetté vis-à-vis de la planète Mars !

Des dettes publiques, dans le passé, on en a déjà eu : 200 % du PIB en 1945 et l’inflation les a balayées. C’est d’ailleurs cela qui a permis à la France et à l’Allemagne d’investir durant les années 50-60, de financer les infrastructures et le système éducatif. Si on avait dû rembourser cette dette avec des excédents primaires - comme on demande aujourd’hui à la Grèce de le faire - on y serait encore. (...)

Donc, la dette publique est un faux problème parce que les patrimoines financiers, immobiliers et marchands possédés par les ménages ont progressé beaucoup plus fortement que n’a progressé la dette publique. Cette augmentation des produits marchands est beaucoup plus importante que la dette publique qu’on pourrait rayer d’un trait de plume.

En revanche, si on augmente de 2°C la température de la planète d’ici cinquante ans, ce n’est plus un jeu d’écriture ! Et on n’a rien sous la main permettant de régler le problème de ce coût imposé au capital naturel. (...)

Un PIB qui n’intègre pas le capital naturel a-t-il un sens ?

Le PIB n’a jamais de sens. J’utilise toujours le concept de Revenu national : pour passer du produit intérieur brut au revenu national, il faut retirer la dépréciation subie par le capital. Si une catastrophe a détruit votre pays, et que tout le pays est occupé à réparer ce qui a été détruit, vous pouvez vous retrouver avec un PIB extraordinairement élevé alors que le revenu national sera très faible.

Il faut prendre en compte ce qu’on a détruit, comptabiliser le capital naturel. Rendre compte de ce qu’on crée sans déduire ce qu’on a détruit est stupide. (...)

Le capital est très puissant, il détient beaucoup de pouvoir politique, il possède les medias. N’est-on pas dans une situation bloquée ?

Les évolutions passées laissent penser que les choses peuvent changer plus vite qu’on ne l’imagine. L’histoire des inégalités, des revenus, du patrimoine, de l’impôt, est pleine de surprises. Ce qui sortira de tout cela est parfaitement ouvert et il y a toujours plusieurs avenirs possibles. Après, il y a différentes façons de s’en sortir, plus ou moins rapides, plus ou moins justes, plus ou moins coûteuses.